SAFE : l’Europe s’endette à hauteur de 150 milliards pour s’armer — virage historique ou fuite en avant ?

En lançant SAFE, un plan d’emprunt de 150 milliards €, l’UE franchit un Rubicon financier et stratégique pour doter Kiev – et elle‑même – d’une puissance de feu inédite, au risque de creuser ses fractures sociales et diplomatiques.

À Bruxelles, les couloirs du Justus‑Lipsius bruissaient encore des négociations nocturnes lorsqu’est tombée, mercredi, l’annonce de la présidence polonaise : les ambassadeurs des Vingt‑Sept valident SAFE – pour Support for Ammunition, military Financing and European defence – dotant l’Union européenne d’une capacité d’endettement de 150 milliards d’euros destinée, explicitement, à « militariser » le Vieux Continent.

L’Union, qui avait déjà brisé le tabou de la dette commune avec le plan de relance post‑Covid, s’autorise désormais à emprunter pour remplir ses arsenaux et, accessoirement, ceux de Kiev. Un saut qualitatif dans la quête d’« autonomie stratégique » prônée par Emmanuel Macron depuis 2017 et timidement embrassée par Berlin après l’invasion russe de février 2022.

Le tour de passe‑passe institutionnel est audacieux : SAFE contourne la procédure législative ordinaire et donc le Parlement européen. Les capitales pourront lever des fonds à taux préférentiels pour commander drones MALE, obus de 155 mm ou batteries antimissiles IRIS‑T.

La règle d’origine — 65 % des composants fabriqués au sein de l’UE, de l’EEE ou… d’Ukraine — sert officiellement à vivifier la base industrielle de défense européenne ; elle n’en constitue pas moins un gage politique offert à Varsovie, Vilnius ou Tallinn, obsédées par la « menace existencielle » russe, et – ironie de l’histoire – à Kiev qui, ainsi, pourra vendre sa propre production d’armements financée par… l’UE. Londres, pourtant tout juste sorti du giron européen, est invité à la fête : un pied de nez aux hard‑brexiters qui juraient, hier encore, que la City ne prêterait jamais main‑forte à une Europe puissance.

À Paris, à Berlin et même à Bruxelles, on confesse à demi‑mot que SAFE est également le fruit du scepticisme croissant envers la protection américaine. Depuis l’élection possible, en novembre, d’un Donald Trump plus isolationniste que jamais, l’hypothèse d’un parapluie nucléaire US troué hante les états‑majors. Les chiffres parlent : en 2023, Washington a fourni 42 milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine, contre moins de 28 milliards pour l’ensemble de l’UE.

SAFE doit changer la donne, mais il arrive à l’heure où plusieurs gouvernements — Berlin, Paris, Bruxelles, mais aussi Rome ou Madrid — sabrent dans les budgets sociaux pour rester dans les clous du pacte de stabilité ressuscité. La « cohésion » européenne serrera‑t‑elle la ceinture pendant que les chars Leopard se verront montés de canons neufs ?

La Russie, elle, dénonce un « incendiaire qui accuse l’autre de brandir les allumettes ». Maria Zakharova, porte‑parole du ministère russe des Affaires étrangères, raille une Union « désormais ouvertement militarisée », tandis que le Kremlin martèle qu’il ne nourrit aucun projet d’attaque contre l’UE.

Dans les chancelleries occidentales, personne ne semble croire à ces assurances ; pourtant, l’élan belliqueux européen pourrait bien raviver le vieil axiome de la dissuasion : qui s’arme fait peur, qui fait peur pousse l’autre à s’armer davantage.

Il reste l’équation financière : 150 milliards, c’est l’équivalent du budget annuel de la Défense française. L’Italie, déjà lestée de 140 % de dette publique rapportée au PIB, devra expliquer à ses électeurs pourquoi elle quitte le statut d’« émetteur périphérique » pour celui, plus martial, de fournisseur d’obus.

À Bruxelles, certains technocrates se veulent rassurants : la mutualisation limitera les coûts d’emprunt, SAFE sera calibré sur vingt à trente ans, les intérêts seront mutualisés. Mais dans les rues de Bruxelles, Madrid ou Athènes, les syndicats brandissent un autre chiffre : plus de 20 millions d’Européens vivant sous le seuil de pauvreté, auxquels on demande désormais de financer des missiles.

Dans cette nouvelle partie d’échecs, Varsovie tient la reine : la présidence tournante a imposé le tempo, profitant d’un alignement inédit des planètes. Les pays baltes, inquiets, ont appuyé sans rechigner. Berlin, où l’ombre de PESCO et du Zeitenwende hante toujours la coalition, a acquiescé, misant sur Rheinmetall, Airbus Defence & Space ou MBDA pour capter une part royale des retombées.

Paris, qui rêve d’un complexe militaro‑industriel made in Europe, a enfoncé le clou. Même la Banque européenne d’investissement, jusqu’ici frileuse à financer l’armement, a dû ajuster ses lignes rouges.

Reste la question morale et politique : l’Europe, jadis prix Nobel de la paix, peut‑elle devenir un acteur belliciste sans solder son âme ? Entre le soutien à l’Ukraine, jugé indispensable pour la survie du droit international, et la crainte de voir la « forteresse Europe » se muer en pourvoyeur d’armements, la frontière est ténue.

SAFE marque peut‑être la fin d’un esprit post‑1945 où le « plus jamais ça » rimait avec désarmement progressif. Désormais, l’utopie est rangée au grenier ; place aux drones, aux munitions guidées… et à une dette qui, elle, ne s’évaporera pas.

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