Quand l’Europe externalise ses frontières : La prophétie oubliée de Kadhafi

Du chaos libyen aux camps d’Albanie, le vieux rêve européen d’un bouclier africain refait surface — mais à quel prix

« Demain, l’Europe ne sera peut-être plus européenne. Elle sera noire. »
Cette phrase de Muammar Kadhafi, lancée en 2010 à Silvio Berlusconi, sonne aujourd’hui comme une mise en garde posthume. Quatorze ans plus tard, le vieux leader libyen — renversé et tué dans la foulée d’une intervention occidentale — semble avoir vu juste. Car ce que l’Europe vit aujourd’hui sur sa frontière Sud n’est pas une crise conjoncturelle, c’est l’effet boomerang d’un chaos qu’elle a elle-même contribué à semer.


Libye : de la porte d’entrée à la prison à ciel ouvert

La Libye, autrefois verrou de l’Afrique, est désormais son hémorragie.
Depuis l’effondrement de l’État en 2011, près de 4 millions de migrants africains vivent sans papiers sur le sol libyen, soit plus de la moitié de la population officielle du pays. Entre détentions arbitraires, camps insalubres, marchés aux esclaves, violences sexuelles et noyades en Méditerranée, le rêve d’Europe est devenu un piège mortel.

En 2024, l’UNICEF a recensé plus de 2 200 morts en Méditerranée. Parmi eux, un cinquième étaient des enfants.

Et pourtant, la stratégie de Bruxelles reste la même : tenir les migrants à distance, peu importe le coût humain.


Le Plan Mattei ou la stratégie du pare-feu africain

Face à l’impasse, l’Union européenne se tourne de plus en plus vers ses voisins du Sud.

  • Avec la Tunisie : un chèque de 1,1 milliard d’euros en 2023.
  • Avec la Mauritanie : 210 millions d’euros en mars 2024.
  • Avec l’Égypte d’al-Sissi : jusqu’à 5 milliards d’euros d’ici 2027.

Sous couvert de développement et de stabilité macroéconomique, ces accords visent surtout à faire des pays africains des murs humains. En contrepartie, les dirigeants concernés exigent qu’on oublie leurs dérives autoritaires — un troc cynique entre silence occidental et contrôle migratoire.


Offshoring migratoire : l’UE sous-traite ses responsabilités

À l’image de l’Australie qui a envoyé ses demandeurs d’asile à Nauru, l’Europe adopte désormais la logique de la délocalisation migratoire.

  • L’Italie de Giorgia Meloni installe deux centres de tri en Albanie, hors UE mais sous contrôle romain.
  • Le Royaume-Uni, avec son fameux plan de transfert forcé vers le Rwanda, a échoué — mais l’idée persiste.

Ces centres visent à empêcher les migrants d’atteindre le sol européen. Mais les tribunaux, notamment en Italie, rappellent la légalité du droit d’asile et ont déjà annulé plusieurs expulsions vers l’Égypte et le Bangladesh.


Mauritanie, nouvelle frontière de l’Europe

Alors que la Libye se referme, l’Atlantique s’ouvre. En 2024, les départs depuis la Mauritanie vers les îles Canaries ont augmenté de 18 %.
Nouvel acteur stratégique, Nouakchott cherche à monnayer sa coopération migratoire contre des visas diplomatiques, des investissements et de l’allègement des procédures consulaires.

Mais l’exemple libyen pèse lourd : à force d’absorber la pression migratoire européenne, ces pays risquent de devenir les nouveaux foyers de tensions, de trafics transfrontaliers et d’abus systématiques des droits humains.


Une prophétie devenue politique d’État ?

Ce que l’Europe redoutait de Kadhafi — un chantage migratoire — est devenu son modèle.

Au lieu de résoudre la crise, elle la confie à des régimes fragiles, espérant contenir les flux en périphérie, sans affronter les causes profondes : instabilité, pauvreté, guerre, et responsabilités historiques.

La prophétie du Guide libyen, moquée à l’époque, s’impose désormais comme une vérité stratégique : l’Europe ne sait pas gérer l’Afrique. Elle ne la comprend pas. Elle la redoute, mais dépend d’elle.


Externaliser les migrants, internaliser la honte ?

À court terme, l’Europe croit avoir gagné du temps. Mais elle a surtout perdu de vue l’essentiel : la dignité, la justice, et la responsabilité universelle.

Car aucune barrière, aucune milice, aucun plan Mattei n’arrêtera un exode né de la faim, de la guerre et du désespoir.
Et plus l’Europe confiera sa paix à des États sous tension, plus elle fera peser sur eux la bombe migratoire qu’elle refuse d’assumer.

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