« Décennies d’humiliation » : comment le Congo peut transformer l’épreuve en stratégie

« Décennies d’humiliation » : comment le Congo peut transformer l’épreuve en stratégie
« Décennies d’humiliation » : comment le Congo peut transformer l’épreuve en stratégie

Dans une école en ruine à Rutshuru, une fillette de dix ans dessine au tableau une maison avec un toit rouge. « C’est ma maison d’avant », explique-t-elle doucement. « Elle a brûlé. » Sa voix tremble, pas de peur, mais d’habitude.

Elle est née sous les bombes, elle a grandi au rythme des déplacements forcés, et elle ne sait pas si demain, sa nouvelle maison sera encore debout. Depuis 1996, comme elle, des millions d’enfants congolais ont grandi dans un pays où la guerre est plus prévisible que l’école.

L’Est de la République Démocratique du Congo est pris au piège d’un cycle de violence qui dure depuis près de trente ans. De l’invasion de l’AFDL en 1996 à la Deuxième Guerre du Congo en 1998, de la prise de Goma par le M23 en 2012 à leur résurgence en 2022, le pays a vu se succéder sur son sol des armées étrangères, des rebellions par procuration et des milices locales transformées en machines de pillage. Les Kivu, l’Ituri et le Haut-Uélé sont devenus des territoires où l’État ne vient plus que pour enterrer les morts.

Pour beaucoup de Congolais, cette longue tragédie est désormais appelée « les décennies d’humiliation ». Humiliation de voir leurs terres pillées pendant que des capitales étrangères décident de leur sort. Humiliation de voir les élites de Kinshasa négocier des postes au lieu de défendre leur peuple. Humiliation, surtout, de n’être jamais entendus, sauf quand d’autres parlent en leur nom.

Cette humiliation est plus qu’une statistique. Elle est une plaie ouverte dans la conscience collective. On la lit dans les mots d’un vieux chef coutumier de Beni : « Ici, on vit comme si nous étions déjà morts. » On l’entend dans le souffle cassé d’une mère de Minova : « J’ai tout perdu trois fois. Mon mari, ma maison, mes champs. » Elle se voit dans ces routes minées, ces écoles vides, ces mines contrôlées par des groupes armés.

Et pourtant, le Congo n’est pas condamné. L’humiliation n’est pas une identité : c’est un diagnostic, et il peut devenir le point de départ d’une renaissance. Mais cela suppose un changement de posture radical. Pendant trop longtemps, le pays a perdu le contrôle de son appareil sécuritaire, gangrené par la corruption et le clientélisme.

Ses soldats, mal payés et démoralisés, ont été envoyés mourir contre des groupes rebelles mieux équipés et financés par la contrebande minière et le soutien de certains États voisins. L’économie de l’Est a été colonisée par des réseaux transfrontaliers qui monétisent l’insécurité et transforment chaque gramme de coltan en balle de kalachnikov.

Pour rompre ce cycle, le Congo doit cesser de subir et redevenir acteur de son propre destin. D’autres nations jadis humiliées ont su se relever. Le Vietnam, écrasé par les bombes américaines, a reconstruit ses infrastructures, son école et son industrie jusqu’à devenir une puissance régionale. La Corée du Sud, autrefois parmi les pays les plus pauvres du monde, a misé sur l’éducation et la discipline pour entrer dans le cercle des grandes puissances industrielles.

L’Indonésie, longtemps instable et pillée, a décidé de transformer localement son nickel et son cuivre pour ne plus exporter sa richesse brute et importer sa pauvreté. La Colombie, après des décennies de guérilla, a désarmé et réintégré ses combattants, ramené l’État dans les campagnes et transformé la guerre en mémoire.

Ces pays n’ont pas attendu un sauveur extérieur. Ils ont décidé de se sauver eux-mêmes. Le Congo doit faire de même. Cela commence par protéger : reconstruire une armée véritablement républicaine, disciplinée, équipée et mobile, capable de sécuriser les villages, les routes et les marchés. Sans sécurité, aucune école ne rouvrira, aucun investisseur ne viendra, aucune reconstruction ne sera possible.

Il faut ensuite produire. Tant que nos minerais sortiront à l’état brut dans des convois escortés par des hommes armés, nous resterons pauvres au bord d’un trésor. Nous devons transformer localement le cobalt, le cuivre, l’étain et l’or, développer des zones industrielles à Goma, Bukavu et Bunia, imposer la transparence des contrats miniers et reverser une part des redevances aux communautés locales. On ne pacifie pas un territoire par les armes : on le pacifie quand il nourrit mieux ses habitants que ses rebelles.

Enfin, le Congo doit projeter. Depuis trop longtemps, notre récit est écrit ailleurs. Nous réagissons aux narrations étrangères au lieu d’imposer la nôtre. Il est temps d’affirmer une diplomatie de souveraineté active, ferme avec nos voisins, claire avec nos partenaires, fière de notre peuple. Le Congo ne peut plus être ce géant silencieux qui subit ; il doit redevenir un centre de gravité africain.

Mais aucune stratégie, aussi brillante soit-elle, ne servira à rien si le peuple congolais continue de rester spectateur. Le salut ne viendra ni de l’ONU, ni de Washington, ni de Bruxelles. Il viendra des églises, des écoles, des jeunes entrepreneurs, des chefs coutumiers, de la diaspora, de tous ceux qui croient encore que ce pays vaut la peine qu’on se batte pour lui — pas seulement avec des armes, mais avec des idées, des routes, des usines et des livres. Notre révolution la plus puissante n’est pas militaire : elle est civique.

Oui, nous avons vécu des décennies d’humiliation. Mais l’humiliation peut être le creuset d’une renaissance si nous décidons d’en faire notre dernière épreuve. Si nous échouons, d’autres écriront notre histoire à notre place et nos enfants apprendront dans des manuels rédigés à l’étranger pourquoi leur pays n’a jamais su se relever. Mais si nous réussissons, alors ils liront un jour que la génération de l’humiliation fut aussi celle de la renaissance congolaise.

Et ce jour-là, le monde devra réapprendre à prononcer le mot Congo avec respect.

@kazibaonline

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