Michela Wrong signe un portrait sans concession du président rwandais Paul Kagame. Un portrait qui balaie près d’un demi-siècle d’histoire de cet homme devenu un acteur central de la politique africaine, depuis son exil ougandais jusqu’à son omniprésidence rwandaise, sa soif de pouvoir et sa détermination à se maintenir au sommet et à ne supporter aucun obstacle sur sa route. Michela Wrong, journaliste britannique parcourt l’Afrique depuis plus de 30 ans. Elle a pu rencontrer de nombreux acteurs de cette ascension.
En lisant votre livre, on a le sentiment que le monde entier s’est trompé pendant près de 30 ans sur cet homme ?
Au Rwanda, les opposants ou ses anciens alliés, ceux qui ont commencé le combat avec lui, parlent de Paul Kagame comme un “président par accident”. Ce n’est pas le sauveur qu’il aime incarner, ce n’était pas lui le chef ou le fondateur de son mouvement, le FPR. À l’origine, il y a un groupe d’hommes, essentiellement des anglophones rwandais venus d’Ouganda où ils étaient en exil. Paul Kagame a réussi à s’imposer progressivement en faisant le vide autour de lui. La plupart de ceux qui l’accompagnaient au début ont été marginalisés , emprisonnés, contraints à l’exil ou ils ont disparu dans des conditions mystérieuses quand ils n’ont pas été abattus.
Comment expliquer que cet homme soit ainsi parvenu à faire le vide autour de lui ?
De mes entretiens avec ceux qui l’ont connu, qui l’ont fréquenté, je retiens surtout la soif de pouvoir de cet homme. Ceux qui étaient à ses côtés ne l’appréciaient pas spécialement mais ils étaient en guerre au début des années 90 et il fallait faire front face à l’ennemi. Ils respectaient Kagame qui était le favori du président ougandais Yoweri Museveni et qui avait cette capacité à prendre des décisions, parfois difficiles, ce qui les arrangeait finalement. Lui, il avait son ambition dévorante et il s’était fixé un cap dont il ne dérogera pas. Jamais. Il avait toujours trois ou quatre coups d’avance sur les autres. Quand la guerre a été finie, il a pris le pouvoir et il était déjà trop tard pour autres.
Est-ce qu’on peut dire que le génocide des Tutsis a favorisé ce regard bien veillant sur Paul Kagame ?
Oui, la communauté internationale, l’Occident en particulier, a été très marquée par son incapacité d’empêcher ce génocide qui est évidemment une réalité qu’on ne peut remettre en question. Mais la culpabilité occidentale a fait qu’on a fermé les yeux sur les agissements de Monsieur Kagame pour asseoir son pouvoir.
Le regard sur le régime de Paul Kagame est-il en train de changer ? On a vu le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, critiquer le Rwanda pour son soutien à la rébellion du M23 qui déstabilise une fois encore l’est de la République démocratique du Congo. On a vu aussi la libération d’un opposant, Paul Rusesabagina, ce qui paraissait très improbable…
Oui, les choses bougent mais Kagame est toujours bien en place. Dans le dossier Rusesabagina, l’ancien gestionnaire de l’hôtel Mille Collines au moment du génocide, on a vu que la communauté internationale a été très embêtée quand il a été kidnappé par le pouvoir rwandais. Finalement, Rusesabagina a été remis en liberté sous la pression de Washington. On a gonflé le rôle joué par le Qatar dans cette libération pour ne pas mettre en exergue les tensions entre Kigali et Washington. C’était une manière pour Kagame de sortir de ce dossier sans perdre la face. Cet épisode souligne, selon moi, une évolution marquante du pouvoir de Paul Kagame. Il n’y avait aucune raison de chasser ce Monsieur qui est âgé et qui était en train d’abandonner son combat contre le pouvoir rwandais. Mais Kagame veut toujours montrer, et il le répète souvent dans ses discours en langue nationale, qu’il peut aller chercher ceux qu’il considère comme ses ennemis où qu’ils se trouvent. Il veut continuer à impressionner. Mais ici, il s’est tiré une balle dans le pied en s’attaquant à Rusesabagina qui a été décoré par la Maison-Blanche pour son action pendant le génocide. Cela démontre selon moi que Kagame s’est tellement isolé au pouvoir que plus personne n’ose le contredire ou au moins faire comprendre qu’il pourrait se tromper. Ceux qui auraient pu jouer ce rôle avant ne sont plus là ; comme Paul Karegeya, ancien compagnon de route qui pouvait dire certaines choses avant d’être contraint à l’exil et d’être finalement assassiné.
Kagame ne serait donc plus intouchable ?
Il n’a jamais été intouchable. Il a même toujours été vulnérable. Il dirige un tout petit pays qui est un des plus pauvres du monde. Mais il a été très malin, très habile pour donner cette impression d’être intouchable. C’est pour cela qu’il a développé ce business des interventions de son armée dans différents points chauds d’Afrique comme le Mozambique, la Centrafrique ou comme dans le dossier de l’accueil des demandeurs d’asiles rejetés du Royaume-Uni. C’est d’ailleurs incroyable que Londres ait pensé à ce petit pays surpeuplé, où le moindre lopin de terre est exploité, pour accueillir ces gens. C’est tout à fait surréel et c’est loin de faire l’unanimité à Londres.
“Certains comptent sur le semeur de désordre pour ramener la stabilité”
N’est-il pas étonnant de voir que certains pays, comme la France, comptent sur l’armée rwandaise pour stabiliser certaines régions d’Afrique alors que l’Union européenne appelle, dans le même temps, Kigali à cesser son soutien aux rebelles du M23 qui déstabilisent l’est de la RDC ?
C’est complètement insensé. La France a fait appel au Rwanda pour protéger les intérêts de Total au Mozambique, elle compte aussi sur lui pour intervenir et stabiliser le Sahel, mais c’est le même Monsieur qui sème le désordre dans la région des Grands Lacs et il le fait depuis 1996. L’Union européenne a décidé d’envoyer de l’aide aux centaines de milliers de déplacés dans l’est de la RDC et dans le même temps, elle aide l’armée rwandaise. C’est schizophrénique.
Puisqu’on parle de l’est de la RDC, la situation des tutsis congolais y est très compliquée…
Ce n’est pas neuf. En 1994, quand je suis arrivée pour la première fois à Kinshasa, la question des Banyamulenges (population rwandophone du Sud-Kivu) était déjà au centre des débats. Aujourd’hui, le soutien de Kigali au M23, les rend encore plus vulnérables face aux autres Congolais.
En vous lisant, on vous sent sceptique sur l’aide étrangère en Afrique.
J’ai passé pas mal de temps au Kenya. Là, les opposants et une partie de la société civile demandaient que la communauté internationale – surtout le Royaume-Uni et les États-Unis – cesse d’envoyer des fonds parce qu’ils étaient détournés par le pouvoir. Mais elle n’a rien voulu entendre et a continué à déverser cet argent qui n’arrivait jamais à ceux qui en avaient vraiment besoin.
Qu’est-ce qu’on peut faire pour changer cette donne ?
Après la chute du Mur de Berlin, l’Occident a insisté sur l’importance d’avoir des élections transparentes, une presse libre, une société civile forte et écoutée. Depuis un certain temps, avec le retour d’une forme de guerre froide entre les grands blocs, on voit revenir en force le règne des fameux intérêts stratégiques. Les valeurs sont reléguées au second plan. C’est une erreur et on se retrouve à soutenir des régimes qui n’ont aucun – ou presque aucun – soutien populaire. On sait que les élections dans la région sont truquées. Personne ne peut croire que Kagame a été réélu avec plus de 95 % des voix. On sait que Félix Tshisekdi n’a pas été élu, que Museveni ne dispose pas du soutien populaire. Mais on ferme les yeux et c’est une erreur profonde. En définitive, ces régimes sont fragiles et il n’est pas bon d’être associé à ces pouvoirs qui s’imposent contre la volonté populaire.
On peut parler d’une dérive du pouvoir ?
On passe tout à ces Messieurs. Ils sont devenus les nouveaux rois. Ils peuvent même envisager d’installer leur fils sur leur trône. Regardez ce qui s’est passé au Tchad des Déby ou au Congo des Kabila. En Ouganda, on voit arriver le fils Museveni, au Rwanda, le nom du fils de Kagame, devenu son garde du corps, commence à être évoqué. Même scénario en Érythrée. Ce sont des monarchies qui s’installent.
Comment voyez-vous l’avenir du Rwanda ?
Il y a toujours un risque de coup d’État militaire même si Kagame a verrouillé un maximum de portes. Il va essayer de rester au pouvoir le plus longtemps possible…
Avant de passer le pouvoir à son fils ?
C’est tout à fait envisageable mais les enfants ne sont pas souvent à la hauteur. Paul Kagame est hors norme. Il est obsédé par le pouvoir. Il veut tout contrôler. Je ne pense pas que son fils, qui n’a pas son passé, qui n’aura pas d’autre légitimé que d’être son fils, pourra lui succéder avec la même détermination.
Michela Wrong : Rwanda. Assassins sans frontières, Ed. Max Milo, PP 515, Prix : 24,90 €.
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