M. Georges Forrest, vous célébrez cette année les 100 ans de votre groupe en République démocratique du Congo. Comment fait-on pour survivre et se développer pendant un siècle dans ce pays traversé par de nombreux soubresauts ?
II y a eu de belles périodes comme des moments très difficiles. Mais je peux dire que la meilleure façon de se développer ; c’est de rester correct avec soi-même, avec le pays, avoir une éthique dans les affaires. Notre force a toujours été aussi notre approche sociale. Nous avons été élevés par des parents qui nous ont inculqué que si on reçoit d’un pays, il faut rendre un partie à la population. Ce que nous faisons toujours avec les hôpitaux, les écoles, les dispensaires.
C’est un peu ce qu’on appelle du paternalisme vu d’ici…
Ça veut dire quoi être paternaliste ? Quand vous avez un État qui n’a plus de structures sociales, qui n’a peut-être plus les moyens de remettre l’éducation au cœur des priorités, c’est notre devoir de réagir. Il est impossible de construire un pays sans éducation. Dans ce contexte, si des privés peuvent venir en support de l’État, c’est quand même pas mal. Je pense qu’il n’y a pas assez d’entreprises qui le font. Parce qu’avec ce comportement, vous recréez un sens de l’État.
Ça veut dire que le privé se substitue à l’État…
Pas totalement. On vient en aide à l’État.
Au long de votre parcours, vous avez parfois été critiqué, notamment par les ONG de défense des droits de l’homme, qui vous reprochent de vous enrichir sur le dos d’un pays pauvre ?
C’est vrai que les ONG ne nous ont pas épargnés. Je pense qu’il y a beaucoup de jalousie. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’on n’a pas bâti notre entreprise en quelques mois ou quelques années. Cela fait cent ans qu’on est au Congo. Nous avons mis progressivement les structures et les moyens en place pour être là où nous sommes aujourd’hui. On n’a pas pillé le pays, on a bâti, on a créé des dizaines de milliers d’emplois. Malgré les tempêtes que nous avons parfois essuyées, nous sommes restés et nous sommes restés avec nos travailleurs.
Le groupe Forrest au Congo, c’est combien d’ouvriers ?
Nous n’avons plus les mines, donc nous avons moins de personnel aujourd’hui. Nous devons approximativement être à 10 000 ouvriers.
Vous avez connu tous les chefs d’État depuis l’indépendance de ce pays, de Kasa Vubu à Tshisekedi, en passant par Mobutu et les Kabila et il y a une constante dans l’histoire de ce pays, il n’a cessé de s’enfoncer dans la misère. Comment expliquez-vous cette longue descente aux enfers et quel regard portez-vous sur ces chefs d’État ?
Kasa Vubu était le plus correct. Un idéaliste. Un homme formé dans de bonnes écoles de principes et de bonne gouvernance. On a eu ensuite Mobutu. Ses cinq premières années ont été fabuleuses parce qu’il a redressé le pays. Il a remis tout un système en marche. Ensuite, il s’est malheureusement lancé dans ses projets de zaïrianisation et de radicalisation qui ont décapité le pays. Il ne s’est jamais redressé. Au contraire, ça a été la chute lente du pays dans un abîme profond. Ensuite, on a vu arriver Kabila père, il n’est resté que quatre ans au pouvoir. C’était un révolutionnaire qui pensait, quand il est arrivé au pouvoir, qu’il allait trouver le pays qu’il avait connu dans les années 60, mais, malheureusement pour lui, c’était le Congo cassé des années 90. Il a mis du temps à comprendre qu’il ne restait plus grand-chose de ce pays. Ensuite, il a été assassiné et c’est son fils qui a été porté au pouvoir. Honnêtement, ses cinq premières années ont été correctes. Après 2006, une fois qu’il a gagné les élections, mal conseillé, il a complètement dérapé. Ses conseillers, cupides, avides d’argent facile, l’ont emmené dans les systèmes de corruption. Ils ont tout fait pour amener au pays les Chinois, les Indo-Pakistanais, les Turcs avec lesquels il était plus facile de faire des affaires qu’avec les Européens, plus regardants en termes d’éthique. Sa politique a poussé les Européens à quitter le pays.
Dans cette liste, il manque l’actuel chef d’État ?
C’est un homme de bonne volonté. Il veut faire quelque chose mais il était mal entouré. Malheureusement, il a commencé à sanctionner tardivement cet entourage. Il a un sens très fort de l’amitié mais encore fallait-il que ses amis soient sincères et aient envie de travailler pour le pays. Ce ne fut pas le cas, ils ont profité de lui pour se construire des fortunes en quelques mois. Aujourd’hui, il en a sanctionné quelques-uns.
À vous entendre, vous faites le même constat pour Joseph Kabila et pour Félix Tshisekedi. L’homme est bien intentionné mais c’est son entourage qui corrompt…
Je dirais que Kabila étai plus enclin à suivre ses conseillers et à faire de choses par lui-même.
Vous avez parlé des Chinois, des Indo-Pakistanais, des Turcs, on voit qu’ils occupent une bonne part du business au Congo, comment expliquez-vous que les Européens, et en particulier les Belges, se soient effacés ?
L’Europe ne connaît plus l’Afrique, elle pense la connaître mais ce n’est souvent plus le cas. Qui plus est, l’Europe n’a pas soutenu ses entreprises et ses entrepreneurs. Alors que dans tous les autres pays évoqués, les États soutiennent leurs entreprises. Ici, au contraire, les entreprises sont combattues. On écoute trop les ONG. Pour elles, moins il y aura d’éthique dans les affaires, mieux elles se porteront., plus elles auront du business. Qu’est-ce que ces ONG amènent comme plus-value, comme business, comme emploi ? Rien. Les ONG ne développeront jamais le pays. Je pense sincèrement que si les gouvernements européens avaient soutenu leurs entreprises, les choses auraient évolué différemment. J’ai la prétention de pouvoir dire que je connais bien ce continent et que dans son ensemble, il reste assez favorable à l’Europe. Les ponts n’ont pas été coupés entre nos deux continents, mais il ne faut pas perdre de vue qu’il y a une nouvelle génération qui arrive en Afrique, qui n’a plus les mêmes liens avec l’Europe. Pas mal de ces jeunes ont fait leurs études en Russie, en Chine, en Inde, ils viennent moins ici parce qu’on ne leur permet plus ou parce qu’on a complexifié les conditions pour venir ici. Donc, quand ces jeunes rentrent chez eux, ils ont en tête le sentiment de leur accueil dans ces pays, comme les anciens avaient une forme de bienveillance pour l’Europe qui les avait accueillis. Aujourd’hui, les temps changent. Les regards portent vers d’autres cieux. Il faudrait faciliter chez nous l’accès aux études des jeunes Africaines et Africains. Celles et ceux qui ont fait de bonnes études, qui ont une bonne formation vont rentrer chez eux car ils savent qu’ils ont toutes les chances d’avoir une bonne position là-bas. On ne devient pas migrant par plaisir. Un autre point qui peut expliquer ce fossé qui se dessine entre la Belgique et l’Afrique, c’est l’attitude des banques. Ici, elles sont en train de fermer les comptes de tous les résidants en Afrique et particulièrement au Congo. Parallèlement, vous organisez des missions économiques, vous demandez aux gens d’aller investir au Congo, et quand ils le font, vous leur interdisez d’ouvrir des comptes bancaires ici. C’est un non-sens total. Je ne comprends pas l’Europe. Elle promeut l’investissement en Afrique mais elle laisse les banques exclure ceux qui ont le courage d’y aller. Je me pose donc la question de savoir si les États sont complices avec les banques ou les banques complices avec les États, pour garder les pays d’Afrique dans un état de pauvreté et permettre ainsi l’émergence de rébellions pour des raisons qu’eux savent mais que nous ne savons pas. Tout ça explique pourquoi les Européens ne viennent pas. On ne les aide pas, j’ai parfois même l’impression qu’on fait tout pour les décourager.
Concrètement, vous qui avez des expatriés qui travaillent pour vous au Congo. Vous faites comment pour leurs salaires ?
Nous les versons où ils nous le disent mais ils n’ont plus de compte en Belgique. Avant, ce n’était pas le cas. Aujourd’hui, les banques vous donnent trois mois pour fermer vos comptes. C’est une spécificité belge. On peut démontrer que tout est traçable, que tous les impôts, toutes les taxes ont été payés, ça ne change rien.
Malgré ce tableau, y a-t-il encore selon vous des possibilités pour un Belge d’aller investir en RDC ?
Oui, incontestablement. Mais il faut que le gouvernement joue le jeu. il faut qu’il prenne des positions claires, qu’il interdise aux banques de fermer les comptes de ceux qui font du business dans ce pays. Évidemment, il y a des conditions à respecter dans les deux camps. Il faut exiger un maximum de transparence. Mais s’il y a cette transparence, il faut interdire la fermeture de ces comptes. C’est un frein terrible au développement de tout business.
Quels seraient les secteurs dans lesquels un entrepreneur belge pourrait chercher à investir aujourd’hui au Congo ?
Je pense tout de suite au secteur de la transformation. Je ne parlerai pas des mines parce qu’il faut beaucoup de moyens. La plupart ont été données, c’est malheureux.
Vous, vous étiez dans ce secteur…
Oui, mais Kabila nous a repris nos mines. Sans nous dédommager et le gouvernement belge n’a rien fait pour nous aider. On a perdu ces mines et beaucoup d’argent. C’est un domaine à éviter. Par contre ; l’agroalimentaire, c’est un marché où tout est à faire.
Vous avez pris des positions sur ce marché ?
Oui, on y croit et on répond à un besoin. On a ainsi 60 000 têtes de bétail sur un million d’hectares. Nous avons 10 000 hectares de maïs et 1 500 hectares de blé et on va développer pour nos propres besoins.
C’est-à-dire ?
Nous avons une entreprise de biscuits. Nous produisons pour l’instant 36 000 tonnes de biscuits. On a donc besoin de blé. On va développer aussi les papayes avec l’entreprise belge La Floridienne. On est aussi en train de développer une usine pour fabriquer de la mayonnaise. Tout est pensé avec des produits locaux.
Vous visez le marché local ?
Bien sûr, ce que nous produisons est essentiellement consommé au Katanga. Ce pays, c’est 100 millions d’habitants, c’est un marché colossal. Nous, on vise un cycle court, pour reprendre une expression à la mode. Tout, absolument tout, est produit localement, alors qu’aujourd’hui, au Congo, on importe tout. C’est un non-sens. On a tout ce qu’il faut pour produire et c’est un cercle vertueux. En produisant localement, on donne du travail aux Congolais, l’argent circule, une classe moyenne se développe et la consommation s’intensifie.
Denis Mukwege candidat à la présidence ?
Vous qui connaissez bien le pays et ses acteurs, vous pensez que le scrutin se tiendra cette année ?
On a connu beaucoup de cycles électoraux et tous n’ont pas eu lieu au moment prévu. Je pense que le pouvoir fait le maximum pour que ce scrutin se déroule cette année. Y arrivera-t-il ? C’est une autre question, la logistique, chez nous, c’est très difficile. Il y a aussi les problèmes de l’insécurité à l’est. Les défis ne manquent pas.
Un nouveau gouvernement vient d’être mis en place avec des revenants ou des survivants comme Bemba, Kamerhe, Mbusa… Quel regard portez-vous sur cet attelage ?
C’est une équipe qui essaie de rassembler. Il y a des poids lourds ou des éléphants. En Afrique, Il y a un proverbe qui dit que quand les éléphants se battent entre eux, ils piétinent toute l’herbe et qu’il est préférable de rester à l’écart. Donc, sagement, en tant qu’homme d’affaires, je vais me tenir à l’écart de ce combat.
Vous avez le premier à financer le docteur Denis Mukwege, bien avant qu’il obtienne le Prix Nobel de la paix. Vous le connaissez donc bien. Certains évoquent sa candidature à la présidentielle. Fantasme ou réalité ?
Beaucoup le poussent à entrer en politique. C’est un homme intègre, il a beaucoup de qualités mais ce n’est pas un politicien de formation. Il hésite très fort. Ce doit être son choix.
S’il vous demande votre avis ?
Non, je ne peux pas l’aiguiller. C’est vraiment un choix personnel.
S’il vous le demande ?
…. Je m’abstiendrai…
Vous êtes Katangais. Il y a régulièrement des mouvements d’humeur dans cette province à l’égard du pouvoir de Tshisekedi, originaire du Kasaï. Pensez-vous qu’il puisse y avoir des velléités sécessionnistes ?
Je ne pense pas. Les leaders de la province ne sont pas sécessionnistes, que du contraire. Il y a des bruits, des fantasmes, des mouvements d’humeur mais je ne pense pas que ça aille plus loin.
Dans le denier remaniement, le Katanga est quand même un peu le mal aimé ?
Quand Kabila a succédé à Mobutu, on a vu des Katangais arriver au pouvoir et les gens de l’Équateur étaient pratiquement invisibles. C’est la même chose aujourd’hui avec Tshisekedi.
Est-ce que ce pays est trop grand pour rester uni ?
Je ne le pense pas. Mobutu est parvenu à créer une fierté nationale qui n’avait jamais existé jusqu’à lui. Le pays était fort, les Zaïrois étaient fiers de leur nationalité. Aujourd’hui, toutes les rebellions ont sapé cette unité et les pouvoirs qui se sont succédés se sont plus recroquevillé sur leurs ethnies.
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