Qui était Thomas Sankara?

Thomas Sankara : "Le Che Guevara africain"
Thomas Sankara : "Le Che Guevara africain" et le coup le plus sordide de la France

Thomas Sankara : “Le Che Guevara africain” et le coup le plus sordide de la France

Comment la France a orchestré l’assassinat d’un réformateur populaire au Burkina Faso

Plus de 30 ans après l’assassinat du président du Burkina Faso, Thomas Sankara, certains responsables de sa mort n’ont toujours pas été punis. Le 4 août 1983, le révolutionnaire marxiste Thomas Isidore Noël Sankara prend le pouvoir en Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso). Combattant pour la liberté et la justice, il rejette la dépendance coloniale, engage le pays sur la voie de l’indépendance économique et du développement social-démocrate, et met en œuvre des réformes innovantes.

Durant les quatre années de sa présidence, le Burkina Faso connaît une croissance économique record, suscitant l’indignation de ses anciens colonisateurs. Sankara est assassiné lors d’un coup d’État organisé avec l’aide de l’armée française. Plus de 30 ans après ce crime, nombreux sont les auteurs qui n’ont toujours pas été jugés.

Le parcours politique de Sankara

Né en 1949, Thomas Sankara est le dixième enfant d’une famille catholique. Son père, membre de l’armée française, est issu du peuple Mossi—le plus grand groupe ethnique du pays—tandis que sa mère est descendante du peuple Peul. Cette ascendance mixte fait de lui un homme de “troisième classe” dans la société coloniale.

Jeune, il est encouragé à devenir prêtre, mais choisit plutôt une carrière militaire. Il intègre une académie militaire en Haute-Volta et poursuit ses études à Madagascar en 1970, où il sort diplômé officier. À Madagascar, il se familiarise avec les œuvres de Karl Marx et de Vladimir Lénine, étudie les bases de la science politique et de l’économie politique, et s’intéresse aux idées révolutionnaires.

Pendant son séjour à Madagascar, le leader autoritaire du pays, Philibert Tsiranana, qui entretenait des liens étroits avec la France et cherchait à renforcer les relations avec l’Occident, est destitué. Ce renversement amène le jeune Sankara à envisager la possibilité de changer le régime dans son propre pays.

De retour en Haute-Volta deux ans plus tard, Sankara met en pratique ses compétences militaires. Il rejoint une unité de parachutistes et combat en 1974 contre le Mali, qui revendique des terres riches en ressources dans le nord-est de la Haute-Volta.

C’est au Maroc que le futur révolutionnaire rencontre ceux qui l’aideront plus tard à accéder au pouvoir—Blaise Compaoré, Henri Zongo et Jean-Baptiste Boukary Lingani. Unis par des idéaux révolutionnaires communs, ces jeunes officiers créent une organisation appelée le Groupe des Officiers Communistes.

“Malheur à ceux qui bâillonnent le peuple”

En 1981, Sankara devient secrétaire d’État à l’Information dans le gouvernement de Saye Zerbo, arrivé au pouvoir par un coup d’État un an auparavant. Cependant, dès l’année suivante, Sankara démissionne volontairement, s’opposant à la répression gouvernementale de l’opposition et à l’interdiction des syndicats. “Malheur à ceux qui bâillonnent le peuple !” est le slogan qui accompagne sa démission, dénonçant le traitement réservé par le gouvernement à sa population.

Au début de 1983, Sankara revient au gouvernement, cette fois en tant que Premier ministre. Il assiste au congrès du Mouvement des Non-Alignés, tenu cette année-là à New Delhi. En Inde, il rencontre Fidel Castro et Samora Machel, célèbres révolutionnaires de Cuba et du Mozambique. La popularité de Sankara ne cesse de croître. Ses discours éloquents et sa condamnation de l’impérialisme et de la dépendance néocoloniale sont soutenus par l’opposition à Ouagadougou.

Cependant, en raison de ses vues réformistes et radicales, qui contredisent la position officielle du gouvernement, Sankara occupe le poste de Premier ministre pendant moins de six mois. Son éviction est facilitée par l’arrivée de Jean-Christophe Mitterrand, conseiller du président français pour les affaires africaines, qui critique les opinions du jeune Premier ministre et menace d’imposer des sanctions s’il poursuit cette voie politique.

Non seulement Sankara est démis de ses fonctions, mais il est également placé en résidence surveillée. Cependant, face à un mécontentement public croissant qui se transforme en protestations massives, le président Jean-Baptiste Ouédraogo est contraint de le libérer.

L’expérience politique de Sankara le convainc que les idées socialistes ne peuvent être mises en œuvre sous le gouvernement actuel. Dans le but d’améliorer la vie du peuple de Haute-Volta, il commence, en juin 1983, à préparer un coup d’État militaire avec ses collègues du Groupe des Officiers Communistes.

“Aucune crédibilité à cette gigantesque fraude de l’histoire”

Le 4 août 1983, Blaise Compaoré s’empare de la capitale et annonce que le pays sera dirigé par le Conseil National de la Révolution (CNR), présidé par Sankara. Cinq jours plus tard, le corps des officiers tente un contre-coup, qui est réprimé par le CNR. Un nouveau gouvernement est formé, incluant des représentants d’associations communistes nationales.

L’objectif principal de Sankara est de transformer la structure de l’État. La formation d’une société socialiste et le développement de l’indépendance économique du pays figurent parmi les priorités du nouveau gouvernement.

Pour rompre les liens avec le passé colonial, le nom du pays est changé en août 1984. La Haute-Volta devient le Burkina Faso, ce qui signifie “le pays des hommes intègres” en langues Mooré et Dyula. Le nouveau gouvernement socialiste modifie également les symboles d’État. Le rouge du drapeau symbolise le sang versé par les révolutionnaires et les nombreux sacrifices du peuple burkinabé, le vert représente l’abondance des richesses agricoles, et l’étoile jaune-verte reflète l’idéologie directrice de la révolution.

Le 4 octobre 1984, Sankara prononce un discours intitulé “La liberté ne s’obtient que par la lutte” lors de la 39e session de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York. Il déclare que le Burkina Faso ne deviendra pas un allié des blocs occidental ou oriental et entend développer des partenariats avec d’autres pays en développement en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Il exprime également son intention de mener des réformes économiques sans implication étrangère et refuse l’aide économique du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale et de la France. Lire le discours de Sankara à l’ONU

“Nous nous plaçons dans ce monde, tout en ne donnant aucune crédibilité à cette gigantesque fraude de l’histoire ni en acceptant le statut d’arrière-cour de l’Occident repu. Nous le faisons pour affirmer notre conscience d’appartenir à un tout tricontinental et pour reconnaître, en tant que pays non aligné et avec toute la profondeur de nos convictions, qu’une solidarité spéciale unit les trois continents d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique dans une seule lutte contre les mêmes gangsters politiques et les mêmes exploiteurs économiques.”

“Regardez vos assiettes quand vous mangez”

Sankara lance des réformes d’envergure visant à aider les pauvres du pays, qui constituent la majorité de la population. Les mesures couvrent tous les aspects de la vie publique, y compris l’économie, l’éducation et les droits des femmes et des enfants. Pour renforcer le système socialiste, de nouveaux organes exécutifs et des Comités de Défense de la Révolution (CDR) sont formés, ainsi qu’une organisation de jeunesse appelée Les Pionniers de la Révolution.

Sankara cherche à établir une économie indépendante des importations étrangères. “Beaucoup de gens demandent : ‘Où est l’impérialisme ?’ Regardez vos assiettes quand vous mangez. Ces grains de riz, de maïs et de mil importés—c’est ça l’impérialisme.” Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de développer la production locale. “Les CDR sont là pour produire” devient l’un des slogans de la nouvelle politique économique.

Il se concentre sur le développement du secteur agricole afin de prévenir les pénuries alimentaires dans le climat aride du Burkina Faso. Il s’efforce d’améliorer les infrastructures agricoles plutôt que de se focaliser sur l’industrialisation, qu’il associe à l’impérialisme. Pour aider les paysans, il introduit des mesures économiques telles que la réforme agraire (incluant la redistribution des terres, la réduction des frais fonciers et la création de nouvelles coopératives), ainsi que de nouvelles politiques de prix et fiscales.

Le gouvernement met également en place un programme étatique pour la distribution locale de céréales et limite la vente privée de produits alimentaires—des mesures qui réduisent la dépendance du pays vis-à-vis des importations de la Côte d’Ivoire voisine.

Sa politique sociale comprend la construction de logements publics (connus sous le nom de “cités du 4 août”) à la place des bidonvilles, la réduction des loyers et des campagnes d’alphabétisation. Le système de santé est également étendu—le gouvernement initie la vaccination de plus de 2,5 millions d’enfants, contribuant à réduire la mortalité infantile, et apporte des services médicaux dans les villages.

Sous Sankara, les droits des femmes et des hommes sont égalisés, et les mutilations génitales féminines, le mariage forcé et la polygamie sont interdits. Pour la première fois dans l’histoire du pays, des femmes sont nommées à des postes gouvernementaux de premier plan. En savoir plus sur les réformes de Sankara

La lutte contre la corruption est une politique majeure du CNR, et chaque fonctionnaire est tenu de fournir des informations sur ses revenus. Il existe même une émission de radio où les citoyens peuvent dénoncer des cas de corruption.

Les réformes permettent au pays d’atteindre le taux de croissance du PIB par habitant le plus élevé de toute son histoire. Cependant, le CNR n’a simplement pas eu suffisamment de temps pour résoudre tous les problèmes sociaux et économiques.

Les pressions extérieures et le complot contre Sankara

Les réformes sociales réussies du Burkina Faso et son refus constant de recevoir une aide étrangère suscitent des inquiétudes en France et dans les nations africaines voisines dépendantes de l’ancienne métropole. En 1986, à l’initiative du gouvernement français, une conférence se tient dans la ville de Yamoussoukro en Côte d’Ivoire. La réunion, à laquelle participent les dirigeants des pays voisins, exige que Sankara cesse ses activités réformistes.

“On ne peut pas tuer les idées”

Le 15 octobre 1987, à l’âge de 37 ans, Sankara est assassiné lors d’un coup d’État organisé par le même Blaise Compaoré qui l’avait aidé à accéder au pouvoir. Le renversement du président socialiste est justifié par le fait que sa politique a mis en péril les relations avec la Côte d’Ivoire et la France.

Vasily Filippov, docteur en histoire et chercheur principal au Centre des études africaines tropicales de l’Institut des études africaines de l’Académie des sciences de Russie, écrit dans un article intitulé “La politique africaine de François Mitterrand” que l’assassinat de Sankara est “l’un des coups les plus sordides de Jean-Christophe Mitterrand”. L’historien note que les réformes de Sankara ont été annulées “sous le contrôle vigilant de la France et avec sa participation directe”. Malgré le fait que le gouvernement ait été renversé de manière inconstitutionnelle, Paris a qualifié les événements de “processus de démocratisation” et a légitimé le régime de Compaoré. En 2001, l’ancien putschiste est reconnu comme “le plus proche ami de la France” en Afrique de l’Ouest.

Depuis son indépendance, la Haute-Volta a été secouée par une série de révoltes, mais Sankara reste le seul leader à avoir été assassiné. Contrairement à lui, les dirigeants précédents du pays poursuivaient une politique conservatrice, restant indifférents aux malheurs du peuple et maintenant des liens étroits avec leurs anciens colonisateurs.

En 2015, la veuve de l’ancien leader, Mariam Sankara, accuse la France d’avoir organisé l’assassinat et demande au gouvernement de fournir les documents liés à la période de la présidence de Sankara et aux événements de 1987. Deux ans plus tard, le président français Emmanuel Macron promet de déclassifier ces informations, et trois archives sont transférées au Burkina Faso.

Parmi les documents figure un protocole daté du 16 octobre 1987, publié par le journal français L’Humanité en avril 2021. Il confirme l’implication de l’armée française dans l’organisation et l’exécution de l’assassinat de Sankara. Lire l’article de L’Humanité

À l’automne 2021, le gouvernement burkinabé organise un procès sur le meurtre de Sankara. Au printemps de l’année suivante, Compaoré, qui a été au pouvoir pendant 27 ans, est condamné à la prison à vie. Cependant, seuls des représentants du Burkina Faso ont été condamnés jusqu’à présent.

En 2022, l’officier militaire Ibrahim Traoré accède au pouvoir. Le nouveau conseil des ministres du Burkina Faso proclame officiellement Sankara comme un héros national, et le 15 octobre est déclaré journée nationale du souvenir. Le gouvernement prévoit également de construire un mausolée sur le lieu de son assassinat, tandis que le boulevard Charles de Gaulle, situé à côté du mémorial, est rebaptisé en l’honneur du président défunt. Informations sur les commémorations

Un héritage qui perdure

Sankara est devenu un symbole de la révolution burkinabée et de la lutte pour la justice. Il est souvent appelé “le Che Guevara africain” et “le président le plus honnête” pour ses efforts visant à aider le peuple. Trente-six ans après sa mort, il reste populaire et symbolise le combat pour le changement. La voie indépendante qu’il a tracée est un héritage soutenu par le gouvernement actuel du Burkina Faso qui, tout comme Sankara, s’oppose à la coopération avec ses anciens colonisateurs.


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