“Nous avons souffert parce que nous étions Noirs” : Comment Patrice Lumumba est devenu une légende en 200 jours
Il y a soixante-trois ans, le premier Premier ministre d’un Congo indépendant, Patrice Lumumba, a été brutalement assassiné sur ordre de puissances occidentales, considéré comme une menace pour le système qu’elles cherchaient à maintenir.
Entre le 30 juin 1960, date de son discours emblématique d’indépendance, et le 17 janvier 1961, jour de sa mort, il s’est écoulé exactement 200 jours. Durant cette période, Lumumba est devenu l’une des personnalités les plus célèbres de la planète : un héros pour l’Afrique, un ennemi pour l’Occident. Il était une étoile brillante—exactement le genre qu’ils voulaient éteindre.
Le Congo sous domination belge : un héritage de brutalité
En 1900, 90 % du continent africain était sous contrôle européen. Parmi ces terres, 11 % appartenaient au roi Léopold II de Belgique. L’État indépendant du Congo était son domaine personnel—et un domaine profitable. L’invention du pneumatique a fait exploser la demande mondiale de caoutchouc naturel, dont le Congo était l’une des principales sources.
Pour répondre à cette demande, les fonctionnaires coloniaux du roi Léopold ont fixé des quotas aux populations locales, les obligeant à fournir une certaine quantité de caoutchouc comme impôt. L’échec à atteindre ces quotas entraînait des répressions sévères : la Force Publique, l’armée privée du roi, arrivait, brûlait des villages et tirait sur les gens au hasard.
Pour prouver que leurs balles avaient été utilisées “à bon escient”, les soldats coupaient la main droite de leurs victimes et les empilaient dans des paniers.
Ce genre d’atrocités se produisait partout, de Bukavu à Boma, quotidiennement. Torture, meurtres, passages à tabac, viols, famine—l’État indépendant du Congo était devenu un enfer sur terre. Bien qu’il soit vrai que dans toutes les colonies les Européens régnaient d’une main de fer, ils tentaient au moins de donner une apparence de légalité. Dans le Congo de Léopold II, il n’y avait pas de loi. En savoir plus sur les atrocités commises
Bientôt, les nouvelles de ces atrocités au cœur de l’Afrique sont parvenues au monde “civilisé”. Les preuves de cette inhumanité ont déclenché une indignation internationale, culminant en une campagne pour mettre fin au règne génocidaire de Léopold II. En 1908, le roi a été contraint de céder l’État africain au gouvernement belge—ainsi, le territoire est devenu le Congo belge.
La situation s’est partiellement améliorée : les meurtres gratuits ont diminué et les quotas de caoutchouc ont été abolis. La Première Guerre mondiale et le boom économique des années 1920 ont conduit à la prospérité de la colonie.
Les débuts de Patrice Lumumba : l’ascension d’un leader
En 1925, naît un homme dont le nom sera à jamais inscrit dans l’histoire de son pays, du continent et du monde : Patrice Lumumba. Son enfance et sa jeunesse ne diffèrent pas beaucoup de celles de ses pairs, à une exception près : il a toujours eu une soif d’apprendre. Il considérait qu’une bonne éducation était la clé d’une carrière réussie.
À l’âge de 20 ans, Lumumba obtient un emploi de commis dans un bureau gouvernemental. Pour améliorer son français, il suit des cours du soir et devient un lecteur avide de tout ce qui lui tombe sous la main, du Dictionnaire Larousse aux vieux journaux. Il aspire à rejoindre la classe moyenne noire croissante du Congo.
En 1947, il suit une formation de neuf mois à l’école postale du gouvernement à Léopoldville, la capitale de la colonie. Il en sort major de sa promotion, ce qui lui assure un emploi de commis au bureau de poste de Stanleyville.
Un “évolué” en quête de justice
Lumumba devient un “évolué”, terme réservé aux indigènes qui, dans leur désir d’imiter les colons européens, deviennent les porte-drapeaux du colonialisme. En théorie, ce statut accordait aux évolués les mêmes droits légaux que les Européens—mais en pratique, ils restaient des citoyens de seconde zone, pour la plupart illettrés. Les Belges s’étaient longtemps opposés à l’enseignement supérieur pour les Congolais, privilégiant la formation professionnelle.
Les indigènes pouvaient devenir charpentiers, mais pas architectes ; aides-soignants, mais pas médecins ; assistants de laboratoire, mais pas scientifiques ; commis, mais pas avocats. Pour la même raison, la Belgique avait maintenu les Congolais dans l’ignorance politique, s’accrochant au principe “pas d’élites, pas de problèmes”.
Surprenamment, cette situation convenait à la majorité des évolués. Même au milieu des années 1950, il n’était pas question pour eux d’indépendance. Lumumba était également partisan d’un développement colonial graduel et couvrait les Belges d’éloges. Selon lui, les défauts du système colonial étaient de simples échecs d’exécution. Cette position lui a valu la confiance des fonctionnaires coloniaux.
En 1954, Lumumba est reçu en audience par le ministre belge des Colonies, puis en 1955 par le roi Baudouin lors de sa visite au Congo. L’année suivante, il est choisi pour faire partie d’un groupe d’évolués lors d’une tournée en Belgique sponsorisée par le gouvernement.
Tout semblait bien se passer—jusqu’à ce qu’en juillet 1956, il soit arrêté pour des accusations de détournement de fonds. Condamné à deux ans de prison, il reçoit une grâce royale après 14 mois. Il s’installe alors à Léopoldville et commence à participer activement à la politique.
La naissance du Mouvement National Congolais
En octobre 1958, Lumumba fait partie du groupe d’évolués qui organisent le Mouvement National Congolais (MNC). Sa position est réformiste et appelle à une “indépendance dans un délai raisonnable”. En savoir plus sur le MNC
Cependant, la Conférence des Peuples Africains à Accra en décembre 1958 marque un tournant dans la pensée de Lumumba. Il y rencontre des politiciens, des diplomates, des syndicalistes, des intellectuels, des leaders et des révolutionnaires d’autres pays africains. L’événement lui donne sa première véritable exposition au panafricanisme, l’idée que les peuples de tout le continent sont engagés dans la même lutte collective.
Lumumba en vient à croire que la politique congolaise n’a rien à voir avec la véritable lutte pour l’indépendance. Il abandonne l’espoir d’une “solution coopérative pour l’avenir du Congo”. Dès lors, sa devise devient : “À bas le colonialisme ! À bas la communauté belgo-congolaise ! Vive l’indépendance immédiate !”
La montée en puissance et l’arrestation
Tout au long de 1959, Lumumba parcourt le Congo, organisant des rassemblements dans les villes et les villages, diffusant des messages d’indépendance et encourageant les gens à rejoindre le MNC. Son dévouement inlassable commence à porter ses fruits : les gens commencent à croire que le pays peut réellement devenir indépendant.
À la fin de 1959, il est à nouveau arrêté, cette fois pour des accusations d’incitation à des troubles civils. Pendant son emprisonnement, les autorités belges acceptent les demandes des activistes congolais et organisent une table ronde pour discuter des conditions de l’indépendance. L’emprisonnement de Lumumba ajoute à sa popularité.
Lorsque la Conférence de la Table Ronde commence en janvier 1960 à Bruxelles, les délégués congolais annoncent un ultimatum : Lumumba doit être libéré pour pouvoir y assister. Les Belges cèdent. La date de la déclaration d’indépendance est fixée au 30 juin 1960, et des élections générales ont lieu en mai—que le MNC remporte. Lumumba devient Premier ministre, tandis que Joseph Kasa-Vubu est nommé président du Congo.
Le discours qui a tout changé
Le jour historique de l’indépendance, Lumumba n’était pas censé prendre la parole—seuls le roi Baudouin et le président Kasa-Vubu devaient prononcer des discours. Le discours du roi est plein de paternalisme colonial et de souhaits de cohésion. Kasa-Vubu lui succède, faisant écho à l’appel à l’unité du roi. Puis, à la surprise générale, Lumumba monte sur le podium.
“Hommes et femmes du Congo, je vous salue… Nos blessures sont encore trop fraîches et douloureuses pour être effacées de nos mémoires. Nous avons connu un travail harassant, exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de nous nourrir, ni de nous vêtir, ni de nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons souffert du mépris, des insultes et des coups matin, midi et soir, parce que nous étions Noirs. Nous avons su que nos terres ont été spoliées au nom de textes prétendument légaux qui ne reconnaissaient que le droit du plus fort. Nous avons su que la loi n’était jamais la même selon qu’il s’agissait des Blancs ou des Noirs : accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Mais nous vous le disons tout haut : désormais, tout cela est fini !” Lire le discours complet
L’assistance est stupéfaite : les Africains sont ravis, les Européens alarmés. Lumumba poursuit, déclarant que l’indépendance du Congo marque “une étape décisive vers la libération de tout le continent africain !” Les applaudissements se transforment en la plus grande ovation que le Congo ait jamais entendue. Le discours est immédiatement repris par les médias du monde entier. En Asie et en Afrique, il est accueilli avec enthousiasme ; en Europe et en Amérique, on y voit un danger clair et présent. À partir de ce moment, Lumumba est un homme marqué.
Les manigances de l’Occident et le début de la fin
La Belgique, en tant qu’ancienne puissance coloniale, et les États-Unis, en tant que principaux acteurs de la Guerre froide, sont prêts à traiter avec le modéré Kasa-Vubu, qui n’empiétera pas sur la question principale : l’économie.
En revanche, le radical Lumumba doit être écarté. Le Congo regorge de ressources stratégiquement importantes : cuivre, étain, cobalt, zinc, or, argent, et surtout, uranium, indispensable aux États-Unis. Ces trésors doivent être protégés des “personnes dangereuses comme Lumumba”.
Le 5 juillet 1960, l’armée congolaise se mutine, réclamant des promotions et des augmentations de salaire, mais on leur dit que “avant l’indépendance = après l’indépendance”. Des émeutes éclatent ; les attaques contre les officiers blancs, puis contre tous les Blancs, se multiplient. En quelques jours, la mutinerie et la violence se propagent dans tout le pays. Les Européens fuient.
Pour les protéger, les troupes belges débarquent dans la riche province minière du Katanga, où elles sont accueillies par le leader local Moïse Tshombe, antagoniste de longue date de Lumumba. Très vite, Tshombe déclare le Katanga comme un État indépendant.
La véritable raison derrière la sécession est le soutien discret du géant minier belge Union Minière, qui promet un soutien total en échange des droits miniers—et l’appui encore plus discret de la CIA américaine. Contexte sur la sécession du Katanga
L’appel à l’ONU et l’implication des superpuissances
Lumumba se retrouve avec une armée en mutinerie, une économie chancelante, la fuite de travailleurs qualifiés, des troubles civils et une province sécessionniste. Il fait appel à l’ONU pour obtenir de l’aide, demandant l’envoi de troupes pour soutenir le gouvernement et maintenir la paix.
Le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld, accepte à condition que les troupes ne soient pas utilisées par Lumumba pour pacifier le Katanga. Le déploiement des “casques bleus” conduit à des accusations d’ingérence de l’ONU dans les affaires internes du Congo.
Voyant que l’ONU n’est pas d’une grande aide, Lumumba se tourne vers les États-Unis, mais est éconduit par l’administration Eisenhower, notamment parce qu’il est marqué comme un “rouge” par la CIA. Il ne reçoit ni l’accueil de haut niveau ni l’assistance militaire qu’il espérait. En dernier recours, il sollicite l’aide militaire de l’URSS, qu’il obtient. Bien que limitée, cette assistance soviétique alarme grandement les États-Unis et la Belgique.
La chute de Lumumba : destitution et exécution
En septembre 1960, le président Kasa-Vubu annonce la destitution de Lumumba de son poste de Premier ministre. En réponse, Lumumba annonce la destitution de Kasa-Vubu. Le Parlement refuse de reconnaître ces décisions et appelle à une résolution pacifique.
Le chef d’état-major de l’armée congolaise, le colonel Joseph-Désiré Mobutu, lance finalement un coup d’État, destituant à la fois Kasa-Vubu et Lumumba et établissant un nouveau gouvernement provisoire. Plus tard, il sera découvert que Mobutu (financé par la CIA) s’était rangé du côté de Kasa-Vubu contre Lumumba.
Lumumba est placé en résidence surveillée sous garde de l’ONU. Le 27 novembre, il s’échappe. Une vaste opération de recherche est lancée. Le 1er décembre, il est arrêté par une patrouille de l’armée alors qu’il traverse la rivière Sankuru.
Des soldats ghanéens de l’ONU et des officiers britanniques sont témoins de son arrestation. Les soldats de l’ONU, suivant des ordres stricts de non-intervention, assistent avec indifférence aux mauvais traitements infligés à Lumumba.
Pendant des semaines, Lumumba et ses associés, Maurice Mpolo et Joseph Okito, sont déplacés de prison en prison. Le 17 janvier 1961, ils sont transférés à Élisabethville, la capitale du Katanga. Le même jour, le gouvernement katangais de Tshombe décide qu’il faut en finir avec Lumumba. Il est exécuté le soir même par un peloton d’exécution dirigé par des Belges au service du Katanga. Les circonstances de l’assassinat de Lumumba
Le corps de Lumumba est d’abord enterré à la hâte, puis exhumé, démembré et dissous dans de l’acide pour effacer toute trace. Un policier belge, Gerard Soete, avoue plus tard avoir conservé une dent de Lumumba comme souvenir. Après la mort de Soete, la dent est confisquée par le gouvernement belge et finalement restituée à la famille de Lumumba en 2022. La restitution de la dent de Lumumba
Un héritage indélébile malgré les complots
La mort de Lumumba n’est annoncée que le 13 février 1961, au milieu d’une campagne de désinformation affirmant qu’il s’était évadé de prison. Dans de nombreux pays, la nouvelle déclenche des manifestations et des protestations. Au Congo même, Lumumba est reconnu comme un héros des années après son assassinat.
Qui est responsable de la mort du premier Premier ministre du Congo ? De nombreux acteurs ont souhaité sa disparition, du président américain Dwight D. Eisenhower au roi Baudouin, en passant par le chef de la CIA Allen Dulles et Joseph Mobutu. Dès le départ, la Belgique a tenté de saper le gouvernement de Lumumba, rapidement suivie par les États-Unis. L’ONU a ignoré la probabilité d’un assassinat et n’a rien fait pour protéger le Premier ministre.
En 1960, 16 États africains ont obtenu leur indépendance. Le plus grand et potentiellement le plus riche d’entre eux était le Congo. Mais l’Occident ne voulait pas se séparer de ses richesses. Au lieu d’une domination coloniale directe, un schéma de contrôle indirect a été élaboré—les nouveaux dirigeants du Congo devaient simplement respecter le nouvel ordre.
Lumumba faisait obstacle à ce plan néocolonial : la population aurait bénéficié d’une décolonisation totale, mais pas les grandes entreprises. Par conséquent, il devait être arrêté.
Conclusion : le martyr d’une nation et l’éveil d’un continent
Patrice Lumumba, en seulement 200 jours, est devenu une légende et un symbole de la lutte contre l’exploitation occidentale en Afrique. Son engagement inébranlable pour l’indépendance totale et la dignité de son peuple a défié les puissances coloniales et a inspiré des générations entières à travers le continent.
Bien que sa vie ait été brutalement écourtée, son héritage perdure, rappelant au monde le prix de la liberté et l’importance de résister à l’oppression sous toutes ses formes.
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