Votre ouvrage est titré « L’Afrique, le prochain califat ? » avec un point d’interrogation qui s’estompe largement à la lecture… Un tel scénario vous paraît-il en bonne voie ?
D ans les conditions que nous connaissons aujourd’hui, au regard de la faiblesse des États, de la difficulté des sociétés à se mobiliser de façon collective, contre cet enjeu, il est clair que la perspective est plus que plausible. Il y a là une probabilité très forte et c’est cela que ce livre essaie de démontrer. Je cherche à mettre en évidence qu’il y a un enjeu très important de devoir trouver une alternative religieuse pour des États qui se sont construits après les indépendances sur la base de république laïque, en particulier pour une grande partie des pays du Sahel .
Vu d’ici, ce mouvement djihadiste, militairement, avec des attaques perpétrées par des hommes à moto, ça paraît dérisoire…
Les moyens de ces djihadistes sont adaptés à leur environnement. Au Sahel, ce n’est pas l’État islamique qu’on a connu au Moyen Orient où il avait récupéré les arsenaux de l’armée irakienne. Au Sahel, on utilise les moyens du bord, c’est-à-dire des motos, chinoises essentiellement. Ils sont à deux dessus, ils circulent facilement, ils peuvent facilement les réparer, trouver de l’essence. C’est rustique, très pauvre. On mobilise des combattants qui sont dans un environnement où le salaire moyen est de 50 € par mois. Quand les Français envoient l’opération Serval, Barkhane avec ses chars, ses avions, c’est complètement inadapté. Ils font face à des éleveurs de bétail, des jeunes de la brousse, des villageois qui prennent les armes.
Mais vous expliquez qu’il y a vraiment un projet derrière ce mouvement ?
Contrairement à ce qu’on a pu dire ces dix dernières années, on ne rejoint pas les groupes djihadistes seulement parce qu’on est pauvre, qu’on veut défendre son bétail ou son village. On a aussi un projet. Dans le nord du Mali ou dans le nord du Burkina, il y a déjà des émirats islamiques avec des tribunaux islamiques, des écoles qui sont rouvertes aux conditions imposées par les islamistes… Leur objectif, c’est d’étendre cette emprise, de faire structurer les États autour de leur croyance, avec la charia comme mode d’interprétation. Ils sont conscients qu’ils ne peuvent pas renverser les pouvoirs publics, que ce soit à Bamako ou à Ouagadougou. Ils savent qu’il y aurait des réactions internationales ou régionales très fortes. Donc leur projet, c’est plutôt de trouver des partenaires politiques, militaires ou religieux à l’intérieur des capitales pour pouvoir mettre en place des formes de cogestion, de codirection de ces États.
Ce projet pourrait intéresser les États ?
Accepter cette approche pourrait permettre au pouvoir à Bamako ou Ouagadougou de retrouver la souveraineté sur les territoires qu’ils ont perdus et qu’ils n’arriveront manifestement pas à récupérer avec la France ou avec Wagner. On parle quand même de 60 % du territoire perdu au Mali. De 45 à 50 % au Burkina, c’est immense. Selon ma lecture, le recouvrement de la souveraineté par les États se ferait en contrepartie d’une acceptation des revendications djihadistes, c’est-à-dire l’application en partie de la charia dans les institutions politiques. Certains pays anticipent. Le Niger, par exemple, a fait sortir de sa Constitution le terme de laïcité. On ne parle plus de République laïque au Niger. On a bien compris que les islamistes et les djihadistes sont braqués sur la laïcité. Ils ne la veulent pas. Au Tchad, les ministres qui sont nommés prêtent aujourd’hui serment sur le Coran.
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Qu’est-ce qui séduit dans ces mouvements ?
C’est la question qu’on s’est beaucoup posée. Il y a plusieurs éléments. Si on prend un jeune qui les rejoint, qui prend une moto, une kalachnikov… il y a la notion de statut social. Il rejoint une organisation ambitieuse, qui a des moyens, qui se fait respecter. Rejoindre les groupes djihadistes, c’est gagner en statut social. Ensuite il y a toutes ces perspectives qui s’ouvrent de liens avec les pays du Golfe. Parce que ces pays, dans le Sahel ou en Afrique de l’Ouest, c’est souvent de riches commerçants, ce sont des dons du Koweït, de l’Arabie, pour construire des écoles, des mosquées, forer des puits, fournir des bourses. Pendant que l’Europe se fermait, préoccupée par l’immigration, avec une approche paternaliste et misérabiliste du continent, les pays du Golfe, eux, investissaient. Ils valorisaient l’appartenance à l’islam, le passé islamique du Mali. Ils revalorisaient aussi le passé islamique des peuples, notamment du XIXe en Guinée et ailleurs. Nous, on se contentait de regarder le Mali comme un pays pauvre, en proie à la dissidence du Nord au Sud. Il y a aussi d’autres aspects plus pragmatiques. Quand vous êtes dans les communautés du bassin du lac Tchad, qui s’est réduit de 50 %, et que vous êtes membres de Boko Haram, vous contrôlez tout le système de la pêche, toutes les îles autour. Avec cette mainmise, vous pouvez faire vivre les populations. C’est toute une économie qui s’est mise en place sous le contrôle de Boko Haram. Vous avez le même scénario pour la chasse, notamment le gibier protégé dans les parcs dans lesquels les touristes ne vont plus parce que certaines zones ont été minées. Les djihadistes offrent aux populations et aux communautés locales le droit d’aller chasser du gibier protégé, ce qui était interdit par les pouvoirs publics. C’est condamnable du point de vue écologique ou économique, mais du point de vue local, les gens se disent qu’ils ne profitaient pas du tourisme. Les djihadistes répondent de façon très populiste aux demandes immédiates des populations locales.
C’est un mouvement qui peut tenir sur le long terme selon vous ?
À mon avis, aujourd’hui, ce mouvement est pérenne. Il a trouvé un écosystème qui lui permet de fonctionner.
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Ce qui est très marquant, c’est la grande violence de ce mouvement.
Rien ne se fait dans le cadre d’un compromis. Tout est rapport de violence. Ce sont des millions de déplacés dans la région, d’enfants déscolarisés, de personnes qui se retrouvent dans des camps sous perfusion humanitaire. Malheureusement, l’Europe n’y prête pas suffisamment attention. Regardez les appels lancés par l’UNICEF ou le FAO. Ce sont des mises en garde qui nous disent « Abandonner ces gens aujourd’hui dans ces conditions, c’est ouvrir la porte à des problèmes encore plus graves ». Et pourtant, on ne réagit pas vraiment. L’Ukraine absorbe quasiment toute notre attention, nos ressources, nos inquiétudes. On n’est pas à la hauteur. Dans ces conditions, les groupes djihadistes vont avoir des moyens considérables de recrutement.
Vous évoquez l’Ukraine, mais la situation se détériorait déjà bien avant février 2022 ?
Bien évidemment, le drame a commencé à partir en 2017, 2018. Pendant des années, l’Europe s’est voilé la face, elle aimait croire qu’elle pouvait tout résoudre par une intervention militaire.
Concrètement, qu’est-ce qu’on peut faire face à cette situation ?
Il faut mieux comprendre ce qui se passe là-bas et ne pas projeter nos propres croyances, visions, lectures des conflits. Ensuite, il faut cesser de croire que nous avons des réponses immédiates à ces problèmes et que nous sommes capables de trouver ces réponses et les moyens et de les projeter sur place. Souvent, on crée plus de problèmes qu’autre chose. Il faut aussi accepter de travailler avec l’Union africaine. Aujourd’hui, on fait comme si elle n’existait pas. Imaginez comment nous réagirions si les Chinois venaient en Europe et snobaient l’Union européenne, le Parlement, la Commission. S’ils nous disaient, « on va créer notre propre structure, on va voir comment résoudre vos problèmes ». On ne serait pas content.
Quand on voit l’évolution des pouvoirs en place au Burkina Faso, au Mali, l’Europe a-t-elle encore une carte à jouer ?
Justement, les Français ont été poussés à partir parce qu’ils se sont substitués aux autorités maliennes. À partir de 2017, ils se sont opposés à la négociation avec les djihadistes. Une fois encore, la France s’est fourvoyée dans son illusion de toute puissance. Mais pour avoir cette prétention, il faut des résultats. Quand vous n’avez pas les résultats au bout de dix ans, ça se retourne contre vous. Mais je pense qu’un dialogue peut renaître, si l’approche change dans le sens que nous avons évoqué.
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