Combien de personnes connaissent-elles son nom ? Quatre ou cinq, peut-être six, guère plus… Pourtant sa découverte a permis à son île natale de s’imposer sur les planisphères, sur les tables et menus du monde entier. Sans ce jeune garçon né, sur l’île de la Réunion, des amours de deux esclaves trop tôt disparus, la révolution gustative entamée plusieurs siècles auparavant par les Aztèques n’aurait pu être poursuivie. Au grand dam des millions de gourmets qui la savourent chaque jour…
En se penchant sur la vie d’Edmond Albius – dont quelques rares archives coloniales ont gardé la trace -, Gaëlle Belem adresse un sérieux pied de nez à plusieurs générations de planteurs et de commerçants prospères qui, tous, doivent leur fortune à la découverte de ce jeune garçon illettré qui connaissait la botanique et les orchidées de son île comme personne…
L’histoire de l’humanité fourmille de ces modestes découvreurs oubliés, voire sciemment enfouis sous les archives administratives. Des hommes et des femmes discrets que des propriétaires terriens ou des grands patrons ont eu tôt fait de dépouiller de leur titre de gloire éphémère pour l’attacher durablement à leur propre nom.
L’ingratitude ou la vénalité, parfois la combinaison des deux facteurs, ont mené à leur perte ceux qui se croyaient chanceux ou bénis des dieux, après une découverte inespérée.
C’est à cette injustice que Gaëlle Bélem, autrice et professeure française, s’attaque avec son deuxième roman ancré dans une île qu’elle connaît bien. Son décor est planté en quelques mots dans une langue riche et souvent chatoyante. On y suit Edmond, jeune jardinier prodige, qui a très tôt suivi l’exemple de son ti Père se promenant toujours avec du pollen au bout des doigts, se taillant dès ses trois ans un avenir de botaniste-cultivateur.
Le roman démarre par une balade pleine de beautés et de trouvailles dans une île qui n’en manque pas. L’esprit étonné et curieux déambule dans ce jardin extraordinaire et à force de descriptions de fleurs élégantes et de parfums capiteux, on jurerait que son récit est délivré en odorama…
Une vie entre cauchemar et conte de fées
Entre roman, essai et recueil d’anecdotes, Gaëlle Bélem remonte – à travers de riches et rares archives réunionnaises – le fil de la découverte de l’une des épices les plus rares et les plus prisées de l’histoire de l’humanité, la vanille, qui s’est imposée dès la moitié du 19e siècle sur toutes les grandes tables d’Europe et du monde.
Avec son sens de la métaphore, de la formule qui claque et de l’ironie mordante, son récit étoffe les trop maigres archives qui en ont gardé la trace. Et n’élude pas les passages les plus sombres de la vie d’Edmond Albius qui ont failli transformer le conte de fées du début en cauchemar à perpétuité. Ainsi rend-elle grâce à ce destin anonyme qui a su tirer parti de son sens de l’observation et de la générosité de la nature pour révéler un goût unique.
Semblable à la vanille, au cacao ou au café, son existence aurait conservé un goût résolument amer sans sa dextérité et l’intervention des artisans de génie qui ont imaginé leur transformation pour le plus grand plaisir de nos palais.
Karin Tshidimba
★ ★ ★ Le fruit le plus rare ou la vie d’Edmond Albius | Roman | Gaëlle Bélem | Gallimard, Collection Continents noirs, 256 pp. 20 €, numérique 14 €
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