Daniel contre Goliath : retour sur le séisme en Haïti

Daniel contre Goliath : retour sur le séisme en Haïti

Daniel Morel : Photographe Haïtien, du chaos d’Haïti à la lumière blanche de l’hiver

Daniel Morel aime la lumière blanche de l’hiver. Il allume son ordinateur pour me montrer une photo qu’il a prise au cours des derniers jours. La lumière jaune d’une station-service contraste avec le gris qui l’entoure et la lumière blanche de l’hiver. L’image est splendide malgré la banalité du sujet. Elle rappelle un peu un tableau d’Edward Hopper.

Elle dégage une impression de calme. C’est d’ailleurs ce que Daniel Morel aime du Québec : le calme, le sentiment de sécurité. La majorité de l’œuvre de ce photographe haïtien né en 1951 et qui a commencé sa carrière sous la dictature des Duvalier se situe à des années-lumière de cette froide tranquillité. Des hommes fusillés par la police, des arrestations brutales, des cadavres qui flottent dans l’eau après le passage de l’ouragan aux Gonaïves : Daniel Morel a pris des milliers d’images de la souffrance d’Haïti, avec l’humain et sa douleur toujours en premier plan.

Je trouve que les grands médias s’intéressent plus au nombre de morts, au nombre d’édifices détruits, au décompte des bombes larguées aujourd’hui, qu’à la détresse et à la peine que vivent les humains. Un vrai reportage doit montrer la blessure de l’humain avant tout , dit ce vieux routier du photojournalisme qui a publié ses photos dans des publications parmi les plus prestigieuses au monde.

Le New York Times, Vanity Fair et le Wall Street Journal, parmi d’autres médias tout aussi prestigieux, ont accueilli dans leurs pages celui qui a été photographe pour l’Associated Press de 1990 à 2004 en Haïti. Ouvrir en mode plein écran L’ancien président haïtien Jean-Bertrand Aristide (à gauche) serre dans ses bras son successeur René Préval après que ce dernier eut prononcé le serment d’office et eut reçu l’écharpe présidentielle à Port-au-Prince sur cette photo prise le 7 février 1996.

L’année où Haïti a pu croire en la démocratie. Un rêve bref et furtif, puisqu’il n’a duré que quelques mois. Cette année-là, Jean-Bertrand Aristide, un prêtre catholique critique du régime Duvalier – qui a fait régner la terreur de 1957 à 1986 et qui a ruiné le pays –, a remporté l’élection présidentielle avec de nobles ambitions. Daniel Morel a fait de grandes photos de ce président qui portait l’espoir d’un peuple. J’y ai cru, à Aristide et à la perspective nouvelle de la démocratie, mais encore une fois, l’ingérence étrangère a tout gâché. L’ingérence étrangère est toujours le problème en Haïti , résume M. Morel dans la cuisine de sa maison du quartier Villeray, à Montréal.

En effet, en 1991, un coup d’État militaire a délogé Aristide du pouvoir. Puis, jusqu’en 2004, Daniel Morel a documenté le chaos dans lequel sombrait le pays. En 2000, Aristide était de retour au pouvoir. Il en a été chassé quatre ans plus tard par un nouveau coup d’État. Le président déchu a dû quitter le pays en catastrophe à bord d’un avion américain, escorté par le personnel de sécurité de l’armée américaine  (Nouvelle fenêtre). Ouvrir en mode plein écran Le président haïtien Jean-Bertrand Aristide serre la main de ses partisans à Carrefour Feuille, en Haïti, après un rassemblement sur cette photo du lundi 4 mars 2002.

À la suite de son départ, des forces militaires américaines puis françaises et internationales ont pris le contrôle du pays dans le cadre de la mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti  (Nouvelle fenêtre). Les années ont passé. Daniel Morel travaillait beaucoup à partir de New York. En 2009, il s’est fait opérer d’urgence. Deux tumeurs au cerveau.

En janvier 2010, il était encore convalescent, mais il est néanmoins parti en Haïti afin d’y faire un reportage pour le magazine Vibe, si bien qu’il s’est retrouvé à Kenscoff, une commune de Port-au-Prince où il est né et où il a grandi dans l’odeur du pain de la boulangerie de son père. Je suis boulanger aussi de formation, mais j’étais un artiste.

Je suis né artiste et j’ai préféré la photographie à la boulangerie. Le 12 janvier 2010 à 16 h 53, la terre n’a pas tremblé, elle s’est mue telle une vague sur l’océan , se souvient Daniel Morel, qui a immédiatement empoigné son appareil photo. L’avantage du métier de journaliste, c’est qu’il interdit la peur. Tout de suite, il a mitraillé de son objectif les scènes effroyables de destruction. Pourtant, il pouvait à peine marcher. Mon état de santé explique les plans de cette série de photos. Ouvrir en mode plein écran Sur la rue, des Haïtiens dans les ruines après le séisme.

Toujours de près, donc. Et cette série de photos, si vous étiez en âge de lire les journaux en 2010, vous vous en souviendrez sans doute. À tout le moins de l’une d’entre elles, devenue l’image la plus emblématique de la catastrophe. On y voit une femme allongée dans les décombres. Elle est couverte de poussière et fixe l’objectif avec un regard saisissant, un regard d’outre-tombe.

Le lendemain de la catastrophe, la photo a fait la une des grands journaux américains; le surlendemain, elle s’est retrouvée en une de la plupart des grands journaux européens. Cette photo a marqué les esprits. Cette série a remporté le prestigieux prix World Press Photo, mais elle a aussi marqué le milieu de la photographie autrement, car elle est devenue le symbole du respect des droits d’auteur des photographes à l’ère naissante des médias sociaux. Ouvrir en mode plein écran Une femme s’extrait des décombres du séisme qui a frappé Haïti le 12 janvier 2010.

Le 12 janvier 2010, donc, Daniel Morel est sorti à 16 h 54 de l’endroit où il se trouvait. Il a pris une série de photos puis a filé à l’hôtel Oloffson, encore debout. Par miracle, Internet fonctionnait encore. Il a téléchargé ses photos et a créé un compte Twitter baptisé PhotoMorel à 17 h 20. À 17 h 28, un internaute dominicain a publié les photos sur son propre compte. Elles ont été repérées par l’AFP.

À 21 h 45, l’Agence France-Presse a téléchargé les images puis, par l’entremise de son distributeur Getty, les a diffusées à ses clients dans le monde entier. C’était le début d’une saga judiciaire. Daniel Morel s’est rendu compte que ses photos avaient fait la une des journaux du monde entier. Pourtant, ses images ont été utilisées sans son consentement et sans la moindre rémunération. Le photographe a engagé une avocate, qui a mis en demeure l’AFP, Getty et ses clients de cesser immédiatement l’utilisation des photos.

Aucune réponse. Les mises en demeure se sont multipliées mais n’ont suscité aucune réaction jusqu’au jour où la machine AFP a décidé de répondre par une poursuite qui, en gros, intimait au photographe haïtien d’arrêter de l’embêter avec ses réclamations. J’ai décidé à ce moment-là de répondre par une contre-poursuite. Je devais me battre. Pas pour l’argent, mais pour le principe , précise Daniel Morel.

La suite devait donner raison à Daniel Morel et constituer une victoire pour le principe de la propriété intellectuelle. En 2013, un jury américain a condamné l’AFP à verser 1,2 million de dollars à Daniel Morel. Je pense tous les jours au tremblement de terre depuis 2010. Cet épisode m’a permis de vivre confortablement ici alors que la souffrance est inouïe en Haïti, pire que celle engendrée par le tremblement de terre et qui me tourmente bien plus que les souvenirs du séisme , raconte-t-il.

Un tremblement de terre ne viole pas les filles, ne kidnappe pas les gens. La peur engendrée par un tremblement de terre ne dure qu’un moment. La peur en ce moment en Haïti est permanente , dit le photographe en pesant chacun de ses mots quand il évoque la mainmise des gangs criminels sur la vie quotidienne en Haïti. Cela fait longtemps qu’Haïti est sur ce chemin et il a atteint sa destination finale : le chaos.

Et le photographe pense qu’encore une fois, les intérêts étrangers ne sont justement pas étrangers à cet enfer sur Terre sur lequel aucun appareil photo de grand média international n’est braqué. Lui-même ne peut pas se rendre en Haïti. Il n’y a aucune sécurité en ce moment. En attendant, il photographie autre chose : l’hiver et sa lumière tranquille.

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Noé Juwe Ishaka ; Ph.D Candidate ; Adler University, Chicago Campus, IL

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