Réseaux criminels et tragédie : l’enquête d’un policier mohawk sur les passeurs à Akwesasne
Tuque sur la tête, Kariwate Mitchell a le regard sombre. C’est ici qu’on a retrouvé les corps , montre-t-il, en pointant les herbes hautes du chenal Saint-Régis, dans la réserve d’Akwesasne.Sur ce segment marécageux de cette voie maritime du fleuve Saint-Laurent, le courant reste vif, mais l’eau est moins profonde qu’ailleurs.
C’est à cet endroit, face à l’île Jaune, l’une des dizaines d’îles de ce territoire autochtone, que des agents de la police locale ont aperçu plusieurs corps inertes à l’entame du printemps dernier. Certains d’entre eux avaient des dispositifs de flottaison et d’autres, un sac à dos capable de retenir l’air et de les garder à la surface, se rappelle ce policier mohawk.
C’est ce qui nous a aidés à les localiser avant qu’ils ne disparaissent. Mitch, comme le surnomment ses collègues, enquête toujours sur cette bouleversante tragédie qui a ému le Canada tout entier. Dans la nuit du 29 au 30 mars, d’origine indienne et roumaine, avec deux très jeunes enfants, ont péri dans ces eaux agitées et froides.
L’embarcation de fortune, bien trop petite et peu robuste pour contenir ces huit migrants, a chaviré avant d’atteindre la rive et, surtout, les États-Unis : leur destination finale. Leur passeur, Casey Oakes, a lui aussi perdu la vie. Ce dernier, qui aurait été payé quelques centaines de dollars pour cette traversée mortelle avec son propre bateau, était bien connu par la justice locale. Déjà condamné pour trafic de marijuana, ce jeune trentenaire souffrait également de problèmes de dépendance.Mais pour l’enquêteur Mitchell, il ne fait pas de doute que Casey, malgré ses antécédents, a été exploité par ces criminels étrangers. Le policier mohawk Kariwate Mitchell enquête sur ce drame qui implique des réseaux criminels indiens.
Casey est une victime , murmure Mitch, la voix encore ébranlée par ce drame. Il insiste pour employer ce mot. Il le répétera à de nombreuses reprises tout au long de notre rencontre à Akwesasne, sous une fine pluie de circonstance. « Ce sont ceux qui organisent ces passages qui sont les responsables de ce qui s’est passé. » — Une citation de Kariwate Mitchell, enquêteur de la police d’Akwesasne Il y a des individus qui facilitent ces passages, qui prennent contact avec des gens à Akwesasne et qui embauchent des conducteurs de bateaux.
Eux, ils restent chez eux, mais ce sont eux qui gagnent le plus d’argent , dénonce ce policier expérimenté, qui est également un proche du père de Casey Oakes.Combien de passages illégaux Casey Oakes a-t-il pu réaliser? Mitch affirme ne pas le savoir. Mais à ses yeux, le fils de son ami d’enfance a littéralement été utilisé pour réaliser ce sale boulot. Et il n’est pas le seul. Loin de là. Casey Oakes était le passeur mohawk qui a transporté les huit migrants dans la nuit du 29 au 30 mars 2023.
Quelques centaines de dollars pour les passeurs locaux Depuis quelques années, dans le plus grand silence, des réseaux criminels profitent d’Akwesasne et des conditions précaires de certains membres de cette communauté autochtone pour s’enrichir à leurs dépens. C’est tabou , reconnaît le chef de la police d’Akwesasne, Shawn Dulude. « La personne qui réalise la traversée, elle est exploitée.
Ce sont des personnes vulnérables. » — Une citation de Shawn Dulude, chef de la police d’Akwesasne Selon Statistique Canada, le revenu médian des habitants d’Akwesasne était d’à peine 32 000 $ en 2016. Moins de la moitié de la moyenne canadienne, évaluée à la même époque à environ 70 000 $. On n’échappe pas aux réalités autochtones , explique Shawn Dulude, arrivé à la tête de cette police autochtone en 2017, qui compte une cinquantaine d’agents.
Ces derniers doivent patrouiller autour de 57 îles, réparties sur 37 kilomètres de berges, au sein d’un territoire comptant près de 13 000 résidents du côté canadien. On a des personnes qui ont réellement besoin d’argent, souligne Shawn Dulude. Et dans la tête de celui qui reçoit l’argent, c’est bien payé. Une poignée de centaines de piastres, c’est quand même de l’argent facile si tout va bien, s’il n’y a pas d’accident ou pas la police.
C’est surtout une goutte d’eau par rapport à ce qu’empochent réellement les véritables organisateurs de ces expéditions illégales. On parle de 15 000 $ à 30 000 $, par personne, pour faire passer des gens , avance le chef de police. Selon nos recherches, ces sommes peuvent parfois grimper jusqu’à 35 000 $. Les quatre membres de la famille Chaudhary, retrouvés morts dans les eaux du fleuve Saint-Laurent le 30 mars dernier, ont quant à eux payé un total de 100 000 $ à un réseau criminel indien, d’après une plainte déposée en Inde, relatant les détails de ce voyage tragique.
Partagée entre l’Ontario, le Québec et l’État de New York, la réserve d’Akwesasne a une géographie unique au monde. Cette complexité offre une opportunité fantastique aux criminels pour déjouer les autorités, en utilisant les eaux du fleuve Saint-Laurent.En une poignée de secondes, un bateau peut quitter le Canada à partir de Cornwall ou de l’île du même nom et arriver aux États-Unis sans passer par le moindre poste de douane.
Tout dépendamment de la vitesse. Ça peut prendre 10 secondes pour atteindre l’État de New York, précise Shawn Dulude. Nos policiers sont obligés de s’arrêter [lorsque le bateau quitte les eaux canadiennes]. Les criminels le savent et ils en profitent. L’attrait d’Akwesasne pour le crime organisé n’est pas nouveau. On retrouve la trace de l’utilisation de cette réserve dans de nombreux rapports fédéraux depuis de longues années.
Mais le trafic qui s’y fait a nettement évolué, passant des cigarettes à celui, désormais, d’êtres humains. On parle aussi d’armes à feu et de stupéfiants. C’est du jamais-vu , lance cet ancien agent de la Sûreté du Québec, devenu le premier chef de police non mohawk de ce territoire. Tous les jours , nous ont confié diverses sources, des embarcations illicites, bien difficiles à repérer dans la plupart des cas, utilisent cette voie fluviale où la présence invisible mais bien réelle de la frontière complique le travail des autorités. Tout le long du fleuve, on est limités dans nos interventions. Dès qu’on franchit la ligne, on n’est plus au Canada et on n’intervient pas.
C’est frustrant , reprend Shawn Dulude. Écrivez-nous – Si vous souhaitez transmettre des informations, vous pouvez contacter notre journaliste : Shawn Dulude est le chef de la police d’Akwesasne depuis 2017. Photo : Radio-Canada Des motels de Cornwall utilisés avant les traversées Avec l’aide de policiers locaux, qui enquêtent toujours sur cette catastrophe, Enquête a retracé les dernières heures de ces deux familles indienne et roumaine.
Avant leur mortelle traversée nocturne, elles ont été logées dans un motel de l’avenue Brookdale de Cornwall. Selon nos informations, le long de cette artère, différents établissements aux tarifs concurrentiels accueillent régulièrement des migrants et leurs passeurs. On a déjà avisé les propriétaires d’hôtels de faire attention lorsqu’ils logent des personnes étrangères.
On se doute qu’ils savent quel est le but de ces personnes-là , confie le gendarme Patrick Bouchard.Ce dernier enquête, au sein de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), sur de multiples cas de trafic humain à Cornwall depuis plusieurs années. Il a notamment pris en filature, un passeur indien qui se vantait d’avoir fait passer par Akwesasne plus de 1000 migrants vers les États-Unis.
Ce criminel a été extradé aux États-Unis l’an passé, avant de plaider coupable. Il risque jusqu’à 15 ans de prison et une expulsion en Inde, son pays d’origine. Sa peine sera connue le 6 mars. « On a d’autres enquêtes en cours qui nous confirment que ce sont des réseaux internationaux et que ça demande beaucoup d’organisation. » — Une citation de Patrick Bouchard, enquêteur à la GRC Le bateau de Casey Oakes, qui a transporté les huit migrants ayant tenté de rejoindre clandestinement les États-Unis, a été saisi par les policiers d’Akwesasne.
Simranjit Singh, comme d’autres criminels, a grandement fait appel à des passeurs mohawks, à qui il confie les migrants au bord du fleuve. Il avait au moins une bonne douzaine de personnes locales impliquées dans son réseau de trafic humain , dévoile l’agent Bouchard.Ces Autochtones, les derniers maillons de cette chaîne criminelle, ont souvent des petits bateaux .
Lorsque le courant est difficile sur la rivière, ça rend la traversée dangereuse , décrit ce gendarme canadien.En mars dernier, les huit migrants indiens et roumains ont quitté la chambre de leur motel à la nuit tombée, le 29 mars. Ils ont été amenés au bout de l’île de Cornwall, sur un débarcadère public.C’est à cet endroit que les attendait Casey Oakes, avec sa frêle embarcation bleue, bien trop petite pour accueillir ces deux familles, qui ont péri dans le fleuve Saint-Laurent où, durant l’hiver, l’eau tumultueuse et glaciale peut rapidement entraîner une hypothermie.
Ce débarcadère au bout de l’île de Cornwall est fréquemment utilisé par des passeurs. Les huit migrants décédés en mars 2023 sont partis de cet endroit avec Casey Oakes. Photo : Radio-Canada Un suspect arrêté en Inde En épluchant de nombreux témoignages et dossiers judiciaires, Enquête a pu remonter différentes filières, qui opèrent notamment au Gujarat, l’État où résidait la famille Chaudhary.
Trois hommes ont été d’ailleurs accusés par la police indienne d’avoir participé à l’organisation de ce périple dramatique. Selon nos informations, l’un d’entre eux, Arjunsinh Ranjitsinh Chavada, a été arrêté au début du mois d’octobre, en revenant du Canada. Sur la base des éléments de preuve que nous avons, il a été appréhendé et l’accusé est actuellement en prison , révèle Dinesh Singh Chauhan, surintendant de la police du district de Mehsana.
D’après cet inspecteur gujarati, deux autres suspects sont toujours en fuite. Ils seraient tous deux au Canada. « Nous avons constaté que l’échange d’argent [environ 100 000 $] était dans le but d’envoyer ces personnes en Amérique. On a obtenu toutes les preuves. » — Une citation de Dinesh Singh Chauhan, surintendant de la police du district de Mehsana.
À ce jour, personne n’a cependant été inculpé ou arrêté au Canada. Selon nos informations, auraient ralenti, dans les derniers mois, la coopération entre les autorités policières des deux pays.La GRC ne peut pas confirmer ni nier qui fait ou non l’objet d’une enquête, à moins que des accusations aient été portées , répond une porte-parole de la GRC, tout en soutenant que l’organisation canadienne maintient des relations solides avec les organismes d’application de la loi à travers le monde.
Des accusations pourraient néanmoins être prochainement déposées au Canada, mais aussi aux États-Unis, nous a confié la police mohawk d’Akwesasne, responsable de cette enquête. De nombreux quais, à Cornwall, rapidement accessibles depuis la route, servent pour amener clandestinement des personnes vers les États-Unis.
De l’Inde à Akwesasne Mais cette tragédie de mars 2023 est loin d’être unique. D’autres drames ont déjà eu lieu à Akwesasne et un point commun revient constamment : l’origine de ces réseaux criminels. Les dangers sur le fleuve ne sont pas à négliger, soutient Shawn Dulude. Il y a eu d’autres pertes de vie par le passé. Il y a beaucoup de puissance dans le courant.
Si le bateau n’est pas adapté, cela peut devenir très dangereux. Ces dernières années, plusieurs réseaux indiens se sont développés, permettant à des ressortissants de ce pays d’utiliser le Canada comme porte d’entrée vers les États-Unis, moyennant des dizaines de milliers de dollars. Bobby Patel aurait dirigé, depuis le Gujarat en Inde, des centaines de passages clandestins entre le Canada et les États-Unis.
Provenant de médias indiens L’un d’entre eux a été dirigé par Bharat Patel, alias Bobby Patel, qui a été arrêté en décembre 2022 par la police du Gujarat, avec plusieurs de ses associés. Selon les forces de l’ordre locales, il serait impliqué dans le passage illégal de plus de 2000 personnes.
Selon des médias indiens, son organisation serait liée à la traversée manquée d’avril 2022, sur le fleuve Saint-Laurent, où le bateau à bord duquel se trouvaient six Indiens, provenant aussi du Gujarat, a chaviré. Ce jour-là, les secours sont néanmoins arrivés à temps pour repêcher les naufragés, qui ne portaient aucun gilet de sauvetage.
Le passeur local Brian Lazore, un membre de la réserve d’Akwesasne, a plaidé coupable et a été condamné l’an passé à cinq ans de prison.Le nom de Bobby Patel apparaît aussi dans l’enquête sur le décès, au Manitoba, de quatre ressortissants indiens, provenant là encore du Gujarat, en tentant d’aller à pied aux États-Unis.Lors de son arrestation, les policiers ont saisi des dizaines de passeports, dont des faux documents. Selon les forces de l’ordre, Bobby Patel serait aussi mêlé à un commerce de visas d’études pour le Canada.
Ce passeur indien n’agissait pas seul. Il avait des complices au Canada et aux États-Unis, dont plusieurs sont recherchés par le FBI. Certains possédaient également des motels, permettant de loger temporairement leurs clients. Six Indiens ont tenté d’accéder aux États-Unis, en passant par Akwesasne, le 28 avril 2022 avant que leur bateau ne chavire. Leur passeur, Brian Lazore, a été condamné à 5 ans de prison.
Des agents de voyage aux tarifs exorbitants En Inde, ces passeurs auraient même pignon sur rue. Ils se font passer pour des agents de voyages , affirme un père de famille indien, rencontré par Enquête, qui a fait appel à l’un de ces réseaux pour arriver récemment à Montréal.
Ce dernier jure avoir payé l’an passé plus de 60 000 $ pour obtenir un billet d’avion, un visa touristique et les documents nécessaires pour demander l’asile, dès l’arrivée à l’aéroport, pour son couple et leurs deux enfants. « Tout était inclus : les billets et le visa. Comment a-t-il eu mon visa? Je ne sais pas. Il a juste pris mon passeport. » — Une citation de Un ressortissant indien arrivé à Montréal C’était vraiment facile. Il y a beaucoup de propositions, car le Canada est très recherché , poursuit-il.
Un autre ressortissant indien, venu lui aussi au Québec, nous a confié des faits similaires. Le criminel indien Rajinder Pal Singh a fait entrer plus de 800 personnes aux États-Unis. Photo : Illustration CBC L’agent spécial Robert Hammer connaît bien ces groupes criminels. Ces organisations de trafic d’êtres humains sont opportunistes , explique cet enquêteur du département américain de la Sécurité intérieure, dans l’État de Washington.Ce dernier a enquêté sur , un criminel indien vivant illégalement en Californie, pour avoir fait passer plus de 800 personnes du Canada vers les États-Unis entre 2018 et 2022. Il utilisait notamment des chauffeurs Uber.
Ce passeur est aussi suspecté d’avoir participé à , au Manitoba, au début de l’année 2022. « C’est beaucoup plus facile d’aller aux États-Unis par le Canada que d’entrer clandestinement chez nous par la Russie. Mais avec l’hiver, il y aura encore des gens qui pourraient être exposés aux mêmes conséquences malheureuses. »
Une citation de Agent spécial Robert Hammer
Ces réseaux, indique-t-il, sont très décentralisés et gèrent, chacun, un territoire jusqu’à ce que ça ne fonctionne plus ou que les forces de l’ordre interviennent . Puis ils passent à un autre endroit , ajoute Robert Hammer. Depuis quelques mois, des réseaux de passeurs utilisent une voie ferrée, en Montérégie, pour amener illégalement des migrants indiens aux États-Unis.
Du fleuve aux rails Nouveaux chemins. Nouvelles opportunités. Nouvelles tendances. C’est exactement le schéma qui se reproduit aux alentours d’Akwesasne. Même si les traversées illégales se poursuivent sur le fleuve Saint-Laurent, les réseaux indiens semblent avoir flairé une autre manière de rejoindre clandestinement les États-Unis, pour échapper aux autorités, qui surveillent plus attentivement la voie maritime depuis la mort de Casey Oakes et de ses huit passagers lors du naufrage de son bateau en mars dernier.Selon nos informations, le trafic d’êtres humains serait à présent très actif à l’extrémité ouest de la Montérégie, dans le sud du Québec.
Sur ce territoire, collé au fleuve Saint-Laurent, la grande majorité des passages illicites concernent maintenant des Indiens, contrairement aux secteurs plus à l’est, contrôlés par des organisations mexicaines, . La proportion de gens de nationalité indienne est très, très grande. Environ 80 à 90 % dans la grande région de Dundee , estime le caporal François Paquet, du détachement de Valleyfield de la Gendarmerie royale du Canada (GRC).
« On voit des gens de tous âges, des personnes seules, des familles. Parfois des groupes de 10, 15 personnes d’origine indienne vont passer à toutes les heures du jour et de la nuit. » — Une citation de Caporal François Paquet Cette hausse coïnciderait avec cette dernière tragédie hivernale. Suite à cet événement [en mars 2023], on a remarqué une recrudescence des passages, que ce soit dans les bois, les champs ou sur la voie de chemin de fer, en direction des États-Unis , détaille François Paquet.
Des véhicules, souvent loués en Ontario, sont parfois abandonnés sur les rails d’une voie ferrée commerciale reliant le Canada aux États-Unis, par ces migrants ou leurs passeurs, qui font aussi appel à des compagnies locales de taxi pour transporter leurs clients jusqu’à quelques encablures de la frontière. Et les Indiens ne sont pas les seuls à tenter ces traversées dangereuses.
Au cours des derniers mois, des ressortissants du Royaume-Uni, de la Roumanie et du Vietnam ont également été interceptés par les autorités canadiennes en tentant d’aller aux États-Unis.
| Radio-Canada.ca
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