Guerre en Ukraine
Il est midi et nous suivons une petite camionnette qui roule en sens inverse de la circulation pour distribuer des vivres aux camionneurs ukrainiens. De bons samaritains frappent à la porte de chaque poids lourd pour leur tendre un sac de plastique.
Serhi, un homme 61 ans, sort la tête de sa fenêtre et attrape le sien. Il y a du pain, une bouteille d’eau et un bol de soupe qu’il sirote immédiatement avant qu’elle ne refroidisse. Ça fait déjà cinq nuits qu’il dort au frais, dans sa cabine, et il n’est pas au bout de ses peines.
J’ai avancé 300 mètres depuis ce matin et ça pourrait prendre encore deux jours ou deux semaines avant de traverser en Ukraine. Nous sommes pourtant si près, à Dorohusk, en Pologne, à six kilomètres seulement de la frontière. Comme des milliers d’autres camionneurs ukrainiens, Serhi avance au gré des blocus qu’ont instaurés des routiers polonais devant quatre points de passages frontaliers, dont celui de Dorohusk.
Les manifestants filtrent les camions de marchandises qui traversent au compte-gouttes, en moyenne cinq toutes les trois heures… pas plus. Le mouvement de protestation dure depuis plus de 45 jours et, jusqu’ici, le gouvernement polonais n’est pas intervenu pour les arrêter. Les blocus sont dans les faits autorisés par les maires locaux en guise de solidarité avec les camionneurs polonais qui accusent les Ukrainiens de concurrence déloyale.
Le maire de Dorohusk a toutefois brisé les rangs cette semaine en ordonnant la fin des barricades, après avoir reçu des plaintes de résidents qui déplorent les longues queues et les ordures qui jonchent la chaussée. En dépit de la décision du maire, la voie demeure bloquée par un camion qui est soi-disant en panne et qu’on n’arrive pas à remorquer , nous dit une Polonaise, Edita, avec le sourire en coin. Je suis ici pour défendre nos entreprises , dit-elle.
Elle est propriétaire d’une compagnie de transport en Pologne, elle refuse de capituler et déplore le statu quo. Ouvrir en mode plein écran Edita et ses collègues bloquent la route qui mène à l’Ukraine au point de passage de Dorohusk en Pologne.
Car depuis que la guerre a commencé, les routiers de l’Ukraine, qui n’est pas membre de l’Union européenne, n’ont plus besoin de permis pour effectuer des livraisons en Europe, et ils n’ont pas à se soumettre aux mêmes règles que leurs confrères européens. Ils coûtent moins cher, ils ne paient pas les mêmes frais, les mêmes taxes, et ils en profitent pour accaparer le marché , affirme Edita, avec un ton révolté.
Elle soutient avoir dû mettre à pied cinq de ses employés, faute de contrats, et elle appréhende l’avenir. Dans la file interminable de camions, qui s’étend sur plus de 50 kilomètres, les chauffeurs ukrainiens ne sont rien de moins qu’exaspérés. On n’a pas de toilettes, pas d’eau, pas de douche, c’est inhumain , dit Anton, un camionneur qui doit traverser la route vers un boisé pour faire ses besoins, faute d’installations sanitaires. Il dit comprendre la frustration de ses confrères polonais, mais c’est à Bruxelles qu’ils devraient se plaindre, pas nous punir, nous .
Car c’est l’Union européenne qui a voté au mois de juillet 2022 en faveur de la suspension du système de permis qui limitait autrefois l’entrée des transporteurs ukrainiens en Pologne. La mesure devait être temporaire pour aider l’économie de l’Ukraine, asphyxiée par les bombardements et privée des airs et des voies maritimes pour exporter son blé et ses marchandises.
Aujourd’hui, les transporteurs polonais reprochent à l’Ukraine d’abuser de l’hospitalité européenne, d’où leur décision de bloquer les postes frontaliers jusqu’à ce que les règles d’avant la guerre soit rétablies. Ouvrir en mode plein écran Les couleurs de l’Ukraine sont affichées bien en évidence dans le camion de Serhi.
Assis dans son camion, Serhi hausse les épaules, en guise d’impuissance. Il dit que le blocus lui ronge ses vivres qui, au départ, sont plutôt modestes. Les Ukrainiens gagnent presque deux fois moins que les Polonais , dit-il, et c’est en partie ce que dénoncent les manifestants, qui se disent prêts à continuer jusqu’au mois de février s’il le faut pour obtenir gain de cause et des compensations.
Si vous aviez à embaucher des livreurs, est-ce que vous embaucheriez ceux qui coûtent plus cher? , demande Edita, irritée. La tension est vive près du blocus, où les camionneurs polonais et ukrainiens se jettent des regards de méfiance et s’envoient des doigts d’honneur.
Dire qu’il a deux ans, cette frontière était devenue le symbole de la solidarité polonaise quand des dizaines de milliers d’Ukrainiens fuyant les bombes étaient accueillis à bras ouverts. Aujourd’hui, ces files de camions sont l’emblème des tensions commerciales entre deux pays qui se disputent le marché européen. Il y a eu le boycottage du blé ukrainien annoncé par le gouvernement polonais l’été dernier, puis aujourd’hui, le blocus des camions de marchandises.
Bien que celui-ci ne soit pas à l’initiative de Varsovie, le gouvernement polonais en est devenu complice, selon la Commission européenne. Ouvrir en mode plein écran Des files de camions à la frontière polono-ukrainienne.
Celle-ci menace même d’ouvrir une procédure d’infraction contre la Pologne pour s’assurer que le droit européen soit respecté à la frontière. L’arrivée au pouvoir du premier ministre pro-européen et ami de Kiev, Donald Tusk, pourrait changer la donne. Son élection cette semaine met fin à huit ans de gouvernement populaire nationaliste et anti-européen.
Mais il est encore trop tôt pour prédire si Tusk pourra régler la crise et comment il le fera. Les gouvernements de Kiev et de Varsovie ont intérêt à négocier rapidement pour trouver un terrain de coopération , dit Dariusz Kostrzębski de la Chambre de commerce polono-ukrainienne. Il a dans la main la liste des pays qui paient le prix des retards de livraison.
De l’Italie au Royaume-Uni en passant par la Lituanie, il y a des millions d’euros en jeu , dit-il. Mais ce sont les économies polonaise et ukrainienne qui en souffrent le plus en ce moment. Selon le gouvernement de Volodymyr Zelensky, les exportations ukrainiennes ont chuté de 40 % depuis que les blocus ont commencé au début du mois de novembre, ce qui, selon Kiev, compromet sa capacité de financer la guerre.
Il n’y a que Moscou qui profite de cette crise , ajoute Dariusz Kostrzębski de la Chambre de commerce polono-ukrainienne. Dans la file, beaucoup de camionneurs nous ont dit qu’ils étaient convaincus que le Kremlin finançait le mouvement de protestation polonais, et ils soupçonnent les organisateurs d’être à la solde de Moscou.
Rafal Mekler est l’un des principaux organisateurs des blocus. Nous l’avons rencontré le soir alors qu’il venait tout juste de déposer une requête en justice pour contester la décision du maire de Dorohusk de lever les barricades. On n’a pas le choix, si on ne fait rien, on va perdre nos compagnies parce que les Ukrainiens inondent notre marché , dit Mekler qui est propriétaire d’une société de transport. Il est aussi membre du parti d’extrême droite Confédération en Pologne, bien connu pour ses positions anti-ukrainiennes.
Il faudrait envoyer ces camionneurs ukrainiens au front et nous, les Polonais, on va leur transporter ce dont ils ont besoin. Il le dit sans cligner des yeux. Je suis sérieux, très sérieux , dit Mekler, après un long silence qui en dit long sur le climat qui règne en Pologne, surtout dans l’est du pays, où le soutien à la guerre voisine s’amenuise avec le temps.
C’est tourner le couteau dans la plaie qu’est la guerre , croit Serhi, qui se compte parmi les chanceux parce qu’il vit dans l’ouest de l’Ukraine, où il y a peu de bombardements. Mais il nous parle des hommes de son village qui sont morts au combat avec les yeux vitreux et pousse un soupir d’angoisse.
Il aura fallu des heures et l’intervention de la police pour remorquer le camion qui bloque la route au passage frontalier de Dorohusk. Mais les blocus se poursuivent à plusieurs autres postes frontaliers tout au long de la frontière, sans aucun signe d’essoufflement.
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