« En une phrase : rendez-nous nos terres ! » S’il avait une requête à formuler à la Société d’investissement pour l’agriculture tropicale (SIAT), l’Ivoirien Sinan Ouattara Issifou ferait celle-là. Lui et d’autres représentants communautaires sont venus à Bruxelles de Côte d’Ivoire, du Ghana et du Nigeria pour dénoncer l’accaparement de leurs terres et les atteintes aux droits de l’homme qu’ils disent subir depuis des années de la part de l’entreprise belge.
Ils ont prévu de se rendre ce mercredi devant le siège de SIAT à Zaventem, pour y mener une « action publique symbolique ». La société, qui « prend au sérieux toute interpellation relative à sa conduite en matière de droits humains et de durabilité », a dès lors « contacté la délégation pour l’écouter », nous explique l’une de ses responsables, Bianca Zweegman. Mais les représentants africains ont annulé la rencontre, préférant voir les responsables de SIAT sur le terrain local.
Huile de palme et caoutchouc
SIAT est un groupe agro-industriel de compagnies spécialisées dans la production d’huile de palme et de caoutchouc au Nigeria, au Ghana, au Gabon, en Côte d’Ivoire et au Cambodge. « Actuellement, le groupe possède 46 100 hectares de plantations de palmiers à huile, 24 000 hectares de plantations d’hévéas », indique-t-il sur son site internet. « Historiquement, SIAT a développé des projets agricoles sur des terrains qui appartenaient à des États, sur demande de leurs gouvernements respectifs », précise Bianca Zweegman. « Les anciennes sociétés d’État avaient abandonné leurs propres plantations. SIATa été heureux de participer à un redéploiement de nature à favoriser une économie d’autosuffisance alimentaire. »
Un devoir de vigilance
Les communautés locales ont une autre lecture de la situation cependant. La Côte d’Ivoire, par exemple, a en effet mis à disposition 11 000 ha de terres à Siat, mais sans garantir les droits des populations, affirment-elles. Lorsqu’elles ont manifesté contre l’accaparement de leurs terres, elles ont été violemment réprimées ; quatre personnes ont été tuées, deux cents blessées, mille arrêtées. Sinan Ouattara, qui représente des communautés locales de Famienkro, a passé plusieurs mois en détention, sans avoir « jamais été jugé », dit-il. « Ma maman, mon chef de village, mon roi ont été emprisonnés… » ajoute celui qui est aussi porte-parole du roi des Andoh et président de l’Alliance pour le développement durable et l’environnement.
« Nous réclamons nos terres et nous voulons être dédommagés pour tous les dégâts qu’ils nous ont fait subir. C’est un gâchis, une agression inutile. » Mais, dans son pays comme au Ghana, la justice, à laquelle les communautés locales ont fait appel pour faire respecter leurs droits, se fait attendre. « La multinationale est puissante. Comme elle a le soutien de l’État, ça traîne, il n’y a pas d’issue », regrette l’Ivoirien Daleba Nahounou, de l’association Jeunes Volontaires pour l’environnement. « Cette stratégie de traîner le pas va financièrement ruiner la communauté… » redoute Sinan Ouattara.
C’est dans ce contexte que la délégation africaine attend de la Belgique et de l’Union qu’elles adoptent des législations obligeant les entreprises belges et européennes, ainsi que leurs filiales à l’étranger, à respecter les droits et l’environnement d’un bout à l’autre de leurs chaînes de valeur. Ce qui permettrait aussi aux victimes de recourir aux tribunaux belges.
« Plus de terres à cultiver »
Sur son site internet, la société belge dit avoir « une gestion écoresponsable » de ses exploitations et aider « les communautés à développer l’éducation et les infrastructures telles que les routes, l’eau potable et l’électricité ». Les populations locales sont loin de partager cet avis. « Ce n’est pas la réalité sur le terrain », témoigne la Nigériane Rita Uwaka, coordinatrice du programme Forêt & Biodiversité chez les Amis de la Terre Afrique.
Outre d’accaparement de leurs terres « sans concertation », les représentants des populations locales accusent SIAT d’atteintes à leurs droits et à ceux des travailleurs, de dégradation de l’environnement et de menace sur la souveraineté alimentaire des populations autochtones et des communautés dont la survie dépend de la terre. « On n’a plus de sources de revenus, on n’a plus de nourriture à donner à nos enfants… » témoigne l’agricultrice nigériane Gladys Omorefe Osaghae, leader communautaire et secrétaire d’un groupe de femmes de la communauté d’Obaretin. « Ma maman n’a plus de terres à cultiver. Il y avait des noix de cajou, de l’igname, du manioc, des piments, des cultures vivrières, tout a été détruit. Elle n’a plus qu’un petit jardin derrière la maison », relate Sinan Ouattara. « Avant l’arrivée de SIAT, il y avait une grande forêt sacrée. Il y avait de la biodiversité et les populations y allaient pour récolter des escargots sauvages qu’elles revendaient près de 20 euros par personne par jour. Tout a été détruit. C’est une catastrophe », ajoute-t-il.
« On leur a arraché des biens permanents sans leur proposer un emploi décent. Au Ghana, dans la communauté okumaning, les femmes, qui hier avaient des petites cultures pour survivre, n’ont plus d’activité, elles sont obligées d’aller se prostituer », rapporte Daleba Nahounou. « Si vous postulez pour un emploi sur place, vous devez faire l’amour avec le responsable », ajoute Gladys Omorefe Osaghae. S’ajoute à cela le fait que « les droits des travailleurs ne sont pas respectés, ils ne disposent pas d’équipements protecteurs appropriés quand ils pulvérisent les engrais chimiques, le salaire est très bas, des femmes sont victimes de violences », égrène Rita Uwaka.
Une logique « coloniale »
Aujourd’hui, on ne peut plus non plus « entrer en brousse et revenir avec de quoi préparer, en viande ou en fruits et légumes, parce que tout est pollué », indique le Ghanéen Wisdom Koffi Adjawlo, directeur exécutif de l’association Youth Volonteer for the Environment. « La monoculture ne peut pas remplacer les forêts naturelles. Si l’écosystème est détruit par les produits chimiques que la compagnie utilise pour pulvériser les champs, l’écosystème meurt, cela a un impact catastrophique. »
En plus, « toutes les productions sont transférées vers l’Europe, il n’y a pas de plus-value ici », déplore Daleba Nahounou. « C’est un modèle de développement agricole prédateur », « de l’agro-colonisation » et « nos autorités sont complices ».
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